GAVA R N l1
(««.)
Nous avons évoqué à propos de Gavarni le nom d'Alfred de Musset. L'idée d'instituer un paral-
lèle entre le dessinateur de Masques et Visages et le chantre de Rolla peut paraître bizarre; aussi telle
n'est pas notre intention. Nous entendions indiquer seulement que l'esprit de l'artiste avait quelque
chose de l'âme du poète, et précisément ce qu'il lui en fallait pour épargner à sa faculté d'observation
les encombrements excessifs et les outrances parfois choquantes de Balzac, et pour assurer à ses pein-
tures de mœurs un peu de cette finesse et de cette distinction naturelle qui semblent incompatibles
avec les géniales débauches de couleur réaliste où se complaisait le grand romancier.
MM. de Goncourt racontent une anecdote qui menace de nous dérouter. Lorsque Gavarni fut
mis en rapport avec Alfred de Musset pour son portrait dans les Contemporains, il venait de publier,
vers 1837, une première série carnavalesque dont la crudité s'inspirait de la Courtille plus que des bals
de l'Opéra. Le poète lui fait compliment et lui cite « avec une espèce d'admiration énergique » une des
légendes les plus corsées du recueil2. Le choix est curieux. Cette légende, avec sa moralité forte en
gueule, son austérité de voyou en délire, n'est pas sans doute à dédaigner. On dirait Caton déguisé
en Pierrot. Mais on ne se fut pas attendu à ce qu'elle sollicitât « l'admiration énergique » de Musset,
qui n'avait rien de Pierrot ni de Caton, et qui écrivait d'un autre style les Comédies et Proverbes. Il est
vrai qu'avec Musset « il ne faut jurer de rien. »
Mais qu'on lise les jolies stances de Gavarni, publiées par lui dans son Journal des gens du monde,
1834, — un recueil qui n'eut pas de succès, et qui aujourd'hui ferait prime si l'on pouvait le retrouver, —
qu'on lise ces vers que Sainte-Beuve a encadrés dans sa magistrale étude :
Cette nuit, dans le bois, une calèche errante,
De sa double lanterne éveillant l'écureuil,
A travers les rameaux revenait scintillante
De Boulogne au bassin d"Auteuil.
La rêveuse, aux buissons d'une étroite chaussée,
Laissait nonchalamment balayer ses panneaux,
Dans le sable, sans bruit, doucement balancée,
Comme une barque sur les eaux...
De projets de bonheur la calèche était pleine,
Nul ne sait quels regards venaient s'y caresser,
Ni de quelle main blanche on ôtatt la mitaine
Pour cueillir un premier baiser;
Assurément cette nuit de Gavarni n'est pas une des Nuits de Musset, mais le poète n'eût point
désavoué cette « bonne fortune » poétique de l'artiste. Il suffit de ces vers d'un sentiment si frais, d'une
forme si coquette, pour qu'on soit en droit d'appliquer à Gavarni cette observation de Sainte-Beuve :
11 existe, en un mot, chez les trois quarts des hommes,
Un poëte mort jeune à qui l'homme survit.
1. Voir page 53.
2. Un domino effaré entrant dans une loge louée :
— Merci, monsieur, je ne danse pas...
— En v'ià un chameau!
Voir la note au bas de la page 153 du volume de MM. de Goncourt : Gavarni, l'Homme et VOF.uvrt.
(««.)
Nous avons évoqué à propos de Gavarni le nom d'Alfred de Musset. L'idée d'instituer un paral-
lèle entre le dessinateur de Masques et Visages et le chantre de Rolla peut paraître bizarre; aussi telle
n'est pas notre intention. Nous entendions indiquer seulement que l'esprit de l'artiste avait quelque
chose de l'âme du poète, et précisément ce qu'il lui en fallait pour épargner à sa faculté d'observation
les encombrements excessifs et les outrances parfois choquantes de Balzac, et pour assurer à ses pein-
tures de mœurs un peu de cette finesse et de cette distinction naturelle qui semblent incompatibles
avec les géniales débauches de couleur réaliste où se complaisait le grand romancier.
MM. de Goncourt racontent une anecdote qui menace de nous dérouter. Lorsque Gavarni fut
mis en rapport avec Alfred de Musset pour son portrait dans les Contemporains, il venait de publier,
vers 1837, une première série carnavalesque dont la crudité s'inspirait de la Courtille plus que des bals
de l'Opéra. Le poète lui fait compliment et lui cite « avec une espèce d'admiration énergique » une des
légendes les plus corsées du recueil2. Le choix est curieux. Cette légende, avec sa moralité forte en
gueule, son austérité de voyou en délire, n'est pas sans doute à dédaigner. On dirait Caton déguisé
en Pierrot. Mais on ne se fut pas attendu à ce qu'elle sollicitât « l'admiration énergique » de Musset,
qui n'avait rien de Pierrot ni de Caton, et qui écrivait d'un autre style les Comédies et Proverbes. Il est
vrai qu'avec Musset « il ne faut jurer de rien. »
Mais qu'on lise les jolies stances de Gavarni, publiées par lui dans son Journal des gens du monde,
1834, — un recueil qui n'eut pas de succès, et qui aujourd'hui ferait prime si l'on pouvait le retrouver, —
qu'on lise ces vers que Sainte-Beuve a encadrés dans sa magistrale étude :
Cette nuit, dans le bois, une calèche errante,
De sa double lanterne éveillant l'écureuil,
A travers les rameaux revenait scintillante
De Boulogne au bassin d"Auteuil.
La rêveuse, aux buissons d'une étroite chaussée,
Laissait nonchalamment balayer ses panneaux,
Dans le sable, sans bruit, doucement balancée,
Comme une barque sur les eaux...
De projets de bonheur la calèche était pleine,
Nul ne sait quels regards venaient s'y caresser,
Ni de quelle main blanche on ôtatt la mitaine
Pour cueillir un premier baiser;
Assurément cette nuit de Gavarni n'est pas une des Nuits de Musset, mais le poète n'eût point
désavoué cette « bonne fortune » poétique de l'artiste. Il suffit de ces vers d'un sentiment si frais, d'une
forme si coquette, pour qu'on soit en droit d'appliquer à Gavarni cette observation de Sainte-Beuve :
11 existe, en un mot, chez les trois quarts des hommes,
Un poëte mort jeune à qui l'homme survit.
1. Voir page 53.
2. Un domino effaré entrant dans une loge louée :
— Merci, monsieur, je ne danse pas...
— En v'ià un chameau!
Voir la note au bas de la page 153 du volume de MM. de Goncourt : Gavarni, l'Homme et VOF.uvrt.