LES DOUZE MOIS DE LE BRUN
Dans sa Notice historique sur les Gobelins, M. A.-L. Lacordaire, qui a dirigé cet établissement,
apprécie ainsi le rôle de Ch. Le Brun, « premier peintre de Louis XIV et directeur des meubles de la
Couronne : »
« Par la fécondité de son génie, et par sa prodigieuse activité, il suffisait à la direction
artistique des meubles de la Couronne et aux immenses travaux de tous genres, dont il était
chargé au dehors. » « ... On ne doit pas, dit un journal de 1690le regarder en cette occasion
comme peintre seulement; il avoit un génie vaste et propre à tout; il étoit inventif; il savoit
beaucoup, et son goût étant général ainsi que son savoir, il tailloit, en une heure de temps,
de la besogne à un nombre infini de différents ouvriers. Il donnoit des desseins à tous les sculp-
teurs du roy. Tous les orfèvres en recevoient de lui: ces candélabres, ces torchères, ces lustres
et ces grands bassins ornés de bas-reliefs qui représentoient l'histoire du roy, n'estoient que sur
ses desseins et sur les modèles qu'il en faisoit faire. Il donnoit en un mesme temps des desseins
pour tendre des appartements entiers. Pendant que tant d'ouvriers travailloient sur ses desseins,
il y en avoit une infinité qui n'estoient occupés que par ceux qu'il avoit donnés pour des
tapisseries; il a fait ceux de la bataille et du triomphe de Constantin, ceux de l'histoire du
roy et de celle d'Alexandre, des maisons royales, des saisons, des éléments et plusieurs autres;
enfin l'on peut dire qu'il faisoit tous les jours remuer des milliers de bras et que son génie
estoit universel... Quoique je vous ayes nommé beaucoup de ses ouvrages, j'ai oublié de vous
parler de ces grands et superbes cabinets qui se faisoient aux Gobelins sur ses desseins et sous-
sa conduite; il sembloit que tous les arts y eussent mis chacun leur morceau. On en a vu beaucoup
dans la galerie des Tuileries, et entre autres le cabinet d'Apollon, car tous ces cabinets ont
leur nom et sont historiés. Enfin M. Le Brun estoit si universel, que tous les arts travailloient
sous luy et qu'il donnoit iusques aux desseins de serrurerie. J'en puis rendre témoignage, puisque
j'ai vu regarder, par de très-habiles estrangers, des serrures et des verroux de portes et fenêtres
de Versailles et de la galerie d'Apollon au Louvre, comme des chefs-d'œuvre dont ils ne pouvoient
se lasser d'admirer la beauté... La réputation de Le Brun augmentant de jour en jour, tant
en France que parmi les estrangers, le roy lui envoya son portrait entouré de diamants, dont
il y en a un d'un fort grand prix, et luy donna peu de temps après des lettres de noblesse et
des armes qui sont un soleil en champ d'argent et une fleur de lys en champ d'azur, avec un
timbre de face. »
Le contemporain qui jugeait ainsi Le Brun n'exagérait en rien son mérite ; c'était un maître
auquel on est loin de rendre aujourd'hui la justice qui lui est due. C'est à bon droit que de son
temps on lui a reconnu du génie, le génie décoratif qu'il possédait au plus haut degré. Ne voir
dans Le Brun qu'un "peintre dont l'exécution prête à de fort légitimes critiques, c'est ne l'apprécier
que d'une façon très-superficielle. L'œuvre de sa surintendance artistique, œuvre immense, voilà
ce qu'il faut étudier dans son ensemble pour bien se rendre compte de cette prodigieuse fertilité
créatrice, de ses inépuisables ressources, de l'action profonde exercée non-seulement sur tous les
artistes groupés autour du premier peintre du roi, mais bien au delà des frontières françaises.
L'invention abondante, souple, variée, noble, élégante, séductrice, toujours jeune, c'est la
caractéristique par excellence de l'art français, auquel répugne profondément l'effort pénible, le pillage
de droite et de gauche, le travail de marqueterie, en un mot « l'art sué », pour me servir d'un terme
de rapin, qui est bien en situation. Si Le Brun a droit à une incontestable immortalité, c'est à ses
merveilleuses facultés créatrices qu'il la doit. On ne songe plus à la pratique si défectueuse du peintre
quand on est en présence de tant d'œuvres d'un si beau sentiment décoratif, qui ne se révèle nulle
I. M.rcwe âe Vrancc, fôvrier 1690.
Dans sa Notice historique sur les Gobelins, M. A.-L. Lacordaire, qui a dirigé cet établissement,
apprécie ainsi le rôle de Ch. Le Brun, « premier peintre de Louis XIV et directeur des meubles de la
Couronne : »
« Par la fécondité de son génie, et par sa prodigieuse activité, il suffisait à la direction
artistique des meubles de la Couronne et aux immenses travaux de tous genres, dont il était
chargé au dehors. » « ... On ne doit pas, dit un journal de 1690le regarder en cette occasion
comme peintre seulement; il avoit un génie vaste et propre à tout; il étoit inventif; il savoit
beaucoup, et son goût étant général ainsi que son savoir, il tailloit, en une heure de temps,
de la besogne à un nombre infini de différents ouvriers. Il donnoit des desseins à tous les sculp-
teurs du roy. Tous les orfèvres en recevoient de lui: ces candélabres, ces torchères, ces lustres
et ces grands bassins ornés de bas-reliefs qui représentoient l'histoire du roy, n'estoient que sur
ses desseins et sur les modèles qu'il en faisoit faire. Il donnoit en un mesme temps des desseins
pour tendre des appartements entiers. Pendant que tant d'ouvriers travailloient sur ses desseins,
il y en avoit une infinité qui n'estoient occupés que par ceux qu'il avoit donnés pour des
tapisseries; il a fait ceux de la bataille et du triomphe de Constantin, ceux de l'histoire du
roy et de celle d'Alexandre, des maisons royales, des saisons, des éléments et plusieurs autres;
enfin l'on peut dire qu'il faisoit tous les jours remuer des milliers de bras et que son génie
estoit universel... Quoique je vous ayes nommé beaucoup de ses ouvrages, j'ai oublié de vous
parler de ces grands et superbes cabinets qui se faisoient aux Gobelins sur ses desseins et sous-
sa conduite; il sembloit que tous les arts y eussent mis chacun leur morceau. On en a vu beaucoup
dans la galerie des Tuileries, et entre autres le cabinet d'Apollon, car tous ces cabinets ont
leur nom et sont historiés. Enfin M. Le Brun estoit si universel, que tous les arts travailloient
sous luy et qu'il donnoit iusques aux desseins de serrurerie. J'en puis rendre témoignage, puisque
j'ai vu regarder, par de très-habiles estrangers, des serrures et des verroux de portes et fenêtres
de Versailles et de la galerie d'Apollon au Louvre, comme des chefs-d'œuvre dont ils ne pouvoient
se lasser d'admirer la beauté... La réputation de Le Brun augmentant de jour en jour, tant
en France que parmi les estrangers, le roy lui envoya son portrait entouré de diamants, dont
il y en a un d'un fort grand prix, et luy donna peu de temps après des lettres de noblesse et
des armes qui sont un soleil en champ d'argent et une fleur de lys en champ d'azur, avec un
timbre de face. »
Le contemporain qui jugeait ainsi Le Brun n'exagérait en rien son mérite ; c'était un maître
auquel on est loin de rendre aujourd'hui la justice qui lui est due. C'est à bon droit que de son
temps on lui a reconnu du génie, le génie décoratif qu'il possédait au plus haut degré. Ne voir
dans Le Brun qu'un "peintre dont l'exécution prête à de fort légitimes critiques, c'est ne l'apprécier
que d'une façon très-superficielle. L'œuvre de sa surintendance artistique, œuvre immense, voilà
ce qu'il faut étudier dans son ensemble pour bien se rendre compte de cette prodigieuse fertilité
créatrice, de ses inépuisables ressources, de l'action profonde exercée non-seulement sur tous les
artistes groupés autour du premier peintre du roi, mais bien au delà des frontières françaises.
L'invention abondante, souple, variée, noble, élégante, séductrice, toujours jeune, c'est la
caractéristique par excellence de l'art français, auquel répugne profondément l'effort pénible, le pillage
de droite et de gauche, le travail de marqueterie, en un mot « l'art sué », pour me servir d'un terme
de rapin, qui est bien en situation. Si Le Brun a droit à une incontestable immortalité, c'est à ses
merveilleuses facultés créatrices qu'il la doit. On ne songe plus à la pratique si défectueuse du peintre
quand on est en présence de tant d'œuvres d'un si beau sentiment décoratif, qui ne se révèle nulle
I. M.rcwe âe Vrancc, fôvrier 1690.