278 L'ART.
Quelqu'un que l'on est étonné de voir encore faire antichambre parmi les Associés, c'est
à coup sûr M. W. Q. Orchardson. Si l'on ne consultait que le talent, il devrait, ainsi que Sir John
Gilbert, être depuis longtemps Académicien. Où trouver dans l'école un coloriste plus fin, un
artiste qui ait plus l'horreur du commun? S'il lui arrive de se tromper, ses erreurs mêmes seront
empreintes d'un cachet de distinction innée qui le signale entre tous. Et puis, que d'esprit dans
tout ce qu'il touche! et comme il mouvementé ses moindres sujets, comme il leur donne la
vie! M. Orchardson est un des peintres contemporains dont les œuvres resteront; son dernier
Salon ne peut que confirmer dans cette opinion tous ceux qui ont étudié ses quatre tableaux
si variés : Hamlet et le Roi, celui qui nous est le moins sympathique; — Ophelia, — le peintre
s'est profondément pénétré du poëte et l'a dignement interprété; — Sauve! — une scène de
féroce poursuite à travers une forêt; les chiens qu'excitent des hommes d'armes arrivent trop
tard au bord d'une rivière que le fugitif est parvenu à mettre entre ses bourreaux et lui ; —
et un Marchand de fruits vénitien, — excellente peinture; c'est charmant et c'est très-artiste;
on dirait un bouquet de fleurs délicates, sobrement soutenu par une gamme de tons argentés
et dorés, exquise trouvaille de coloriste raffiné qui fait le plus grand honneur à la palette de
M. Orchardson.
Les peintres de genre, on le voit, sont en grande majorité à la Roj-al Acaiemy, mais aux
yeux de l'impartiale critique, s'il y a eu beaucoup d'appelés, il y a peu d'élus. Cette proportion
se retrouve tout aussi affligeante en dehors de l'Académie. Le ciel nous préserve de nous
arrêter à la foule des œuvres médiocres, insignifiantes ou nulles! Pour les académiciens, il y
avait intérêt à démontrer l'extrême faiblesse de la plupart d'entre eux; il n'y en a aucun à
s'occuper de leurs innombrables imitateurs. A côté de ce vulgum pecus brillent fort heureusement
quelques exceptions dignes d'une étude attentive.
Trois artistes ont demandé leurs inspirations aux plaies sociales de la gigantesque métropole.
Hunger — la Faim!—tel est le titre terrible d'un petit tableau de M. F. D. Hardy qui a su,
avec infiniment de tact, éviter de tomber dans le mélodrame; il a conçu son sujet d'une manière
simple et vraie, et Fa interprété de façon à faire augurer très-favorablement de son avenir. Par
une de ces nuits neigeuses qui ajoutent un suaire argenté à la tristesse des hivers de Londres,
un malheureux enfant déguenillé, succombant à la faim, a volé un pain et s'est précipité
dans une ruelle affreuse où il fuit à toutes jambes la poiu-suite du boulanger et d'un policeman
que l'on entrevoit au milieu de l'arrière-plan. C'est tout, et c'est assez pour que l'on se sente le
cœur serré.
Les trois autres tableaux de M. F. D. Hardy sont loin de révéler les qualités de celui-ci,
tant sous le rapport de la composition que du faire. Hunger nous semble être une évolution
fort importante dans la manière de l'auteur de Rent, de Prof essor and Pupils et de The Solo;
c'est bien mieux qu'une promesse, c'est un excellent point de départ.
Dans le troisième volume de sa Vie de Charles Dickens, M. Forster donne une lettre de
Dickens dont M. S. L. Fildes a extrait ce passage pour servir de thème à sa vaste toile :
Applicants for admission to a Casual Ward :
« Dumb, wet, silent horrors ! Sphinxes set up against that dead wall, and none likely to be at
the pains of solving them until the gênerai overthrow. »
Le célèbre romancier serait le premier à applaudir à l'illustrateur de sa pensée ; c'est un
homme de talent. La nuit est venue, une nuit d'épais brouillard que perce vaguement la lueur
du gaz ; une trentaine de personnes, résumé de toutes les misères sociales de Londres, se
pressent le long du mur d'un refuge public, dans l'attente d'un ordre d'admission. Une mère
délaissée, avec ses deux pauvres babies, vient de recevoir du policeman de service son permis
d'entrer, et va chercher quelques heures d'un repos douteux; parmi ceux qui grelottent encore
au dehors, on distingue toute une famille, père, mère et quatre jeunes enfants; un affreux
ivrogne, un de ces mauvais gars, drôle de la pire espèce, comme on n'en rencontre que trop
dans une aussi immense cité; un vieux soldat brisé de misère; une infortunée dont le nour-
risson s'attache vainement à son sein tari, et maintes autres épaves cruelles de notre civilisation.
Quelqu'un que l'on est étonné de voir encore faire antichambre parmi les Associés, c'est
à coup sûr M. W. Q. Orchardson. Si l'on ne consultait que le talent, il devrait, ainsi que Sir John
Gilbert, être depuis longtemps Académicien. Où trouver dans l'école un coloriste plus fin, un
artiste qui ait plus l'horreur du commun? S'il lui arrive de se tromper, ses erreurs mêmes seront
empreintes d'un cachet de distinction innée qui le signale entre tous. Et puis, que d'esprit dans
tout ce qu'il touche! et comme il mouvementé ses moindres sujets, comme il leur donne la
vie! M. Orchardson est un des peintres contemporains dont les œuvres resteront; son dernier
Salon ne peut que confirmer dans cette opinion tous ceux qui ont étudié ses quatre tableaux
si variés : Hamlet et le Roi, celui qui nous est le moins sympathique; — Ophelia, — le peintre
s'est profondément pénétré du poëte et l'a dignement interprété; — Sauve! — une scène de
féroce poursuite à travers une forêt; les chiens qu'excitent des hommes d'armes arrivent trop
tard au bord d'une rivière que le fugitif est parvenu à mettre entre ses bourreaux et lui ; —
et un Marchand de fruits vénitien, — excellente peinture; c'est charmant et c'est très-artiste;
on dirait un bouquet de fleurs délicates, sobrement soutenu par une gamme de tons argentés
et dorés, exquise trouvaille de coloriste raffiné qui fait le plus grand honneur à la palette de
M. Orchardson.
Les peintres de genre, on le voit, sont en grande majorité à la Roj-al Acaiemy, mais aux
yeux de l'impartiale critique, s'il y a eu beaucoup d'appelés, il y a peu d'élus. Cette proportion
se retrouve tout aussi affligeante en dehors de l'Académie. Le ciel nous préserve de nous
arrêter à la foule des œuvres médiocres, insignifiantes ou nulles! Pour les académiciens, il y
avait intérêt à démontrer l'extrême faiblesse de la plupart d'entre eux; il n'y en a aucun à
s'occuper de leurs innombrables imitateurs. A côté de ce vulgum pecus brillent fort heureusement
quelques exceptions dignes d'une étude attentive.
Trois artistes ont demandé leurs inspirations aux plaies sociales de la gigantesque métropole.
Hunger — la Faim!—tel est le titre terrible d'un petit tableau de M. F. D. Hardy qui a su,
avec infiniment de tact, éviter de tomber dans le mélodrame; il a conçu son sujet d'une manière
simple et vraie, et Fa interprété de façon à faire augurer très-favorablement de son avenir. Par
une de ces nuits neigeuses qui ajoutent un suaire argenté à la tristesse des hivers de Londres,
un malheureux enfant déguenillé, succombant à la faim, a volé un pain et s'est précipité
dans une ruelle affreuse où il fuit à toutes jambes la poiu-suite du boulanger et d'un policeman
que l'on entrevoit au milieu de l'arrière-plan. C'est tout, et c'est assez pour que l'on se sente le
cœur serré.
Les trois autres tableaux de M. F. D. Hardy sont loin de révéler les qualités de celui-ci,
tant sous le rapport de la composition que du faire. Hunger nous semble être une évolution
fort importante dans la manière de l'auteur de Rent, de Prof essor and Pupils et de The Solo;
c'est bien mieux qu'une promesse, c'est un excellent point de départ.
Dans le troisième volume de sa Vie de Charles Dickens, M. Forster donne une lettre de
Dickens dont M. S. L. Fildes a extrait ce passage pour servir de thème à sa vaste toile :
Applicants for admission to a Casual Ward :
« Dumb, wet, silent horrors ! Sphinxes set up against that dead wall, and none likely to be at
the pains of solving them until the gênerai overthrow. »
Le célèbre romancier serait le premier à applaudir à l'illustrateur de sa pensée ; c'est un
homme de talent. La nuit est venue, une nuit d'épais brouillard que perce vaguement la lueur
du gaz ; une trentaine de personnes, résumé de toutes les misères sociales de Londres, se
pressent le long du mur d'un refuge public, dans l'attente d'un ordre d'admission. Une mère
délaissée, avec ses deux pauvres babies, vient de recevoir du policeman de service son permis
d'entrer, et va chercher quelques heures d'un repos douteux; parmi ceux qui grelottent encore
au dehors, on distingue toute une famille, père, mère et quatre jeunes enfants; un affreux
ivrogne, un de ces mauvais gars, drôle de la pire espèce, comme on n'en rencontre que trop
dans une aussi immense cité; un vieux soldat brisé de misère; une infortunée dont le nour-
risson s'attache vainement à son sein tari, et maintes autres épaves cruelles de notre civilisation.