FRANÇOIS
i
DEL SARTE
ÉPISODES RÉVÉLATEURS2
(f,n)
L’esprit humain paraît avoir la vue faible; il repousse
à priori toute lumière à laquelle on ne l’a pas accoutumé par
degrés, et c'est bonheur encore lorsqu’il ne se venge pas de sa
cécité sur les promoteurs de génie qui en troublent la quié-
tude : on sait comment fut accueillie l’invention de la vapeur,
et le souvenir du sort de Galilée vit encore dans la mémoire
des hommes.
L’insistance des novateurs à revenir sans cesse dans les
mêmes sentiers, à repasser cent fois le soc dans le sillon, ne
trouve-t-elle pas là son explication et son excuse? C’est une
manière dé se mettre en garde qu’ils emploient d’instinct, si ce
n’est de parti pris.
o Voilà comment, dit François del Sarte, j’arrivai à consti-
tuer les bases de ma découverte : ces mères que j’avais vues
pencher la tête vers l’enfant qu’elles contemplaient, avaient
ainsi quelque chose d’expansif et de touchant, et l’épaule de
ces femmes jouait un rôle capital dans cette attitude. C’était
même de l’action de l’épaule, plus encore que de l’inclinaison
de la tête, que procédait cette expression de tendresse.
« La tête, en pareil cas, reçoit donc de l’épaule sa plus
grande somme d’expression. Voilà un fait à noter.
« En effet, qu’une tête — si aimante qu’on la suppose
intrinsèquement — se penche vers l’objet de sa contemplation,
et que l’épaule ne se soit pas exaltée, il manquera évidemment
à cette tête un air de vitalité et de chaude sincérité sans lequel
elle ne saurait persuader. Il y manquera ce caractère irrésis-
tible de véhémence que suppose en soi l’amour; bref, il y
manquera l’amour !
« Donc, me dis-je, j’ai trouvé dans l’épaule l’agent, le
Centre des manifestations de l’amour!
« Oui, qu’en serrant la main d’un ami j’exalte les épaules,
j’aurai par là éloquemment démontré toute l’affection qu’il
m’inspire.
« Qu’en considérant une femme je joigne les mains et
qu’en même temps j’effectue cet exhaussement de l’épaule,
aussitôt plus de doute sur la nature du sentiment qui m’attache
à elle, et d’instinct tout le monde dira : « Il l’aime d’amour;
mais que, conservant dans cette situation la même attitude, le
même regard, le même mouvement de la tête, il m’arrive de
neutraliser l’action de l’épaule, dès lors tout amour aura dis-
paru de mon expression et il ne restera plus dans cette atti-
tude qu’un sentiment vague et froid comme le mensonge.
o Encore une fois, donc, les inclinaisons céphaliques dont
j’ai antérieurement déterminé la loi semblent ne devoir qu’à
l’épaule le sens affectueux qu’elles expriment; mais la tête —
je l’ai dit-— dans sa double inclinaison caractérise deux amours
(ou plutôt deux sources d’amour) qu’il ne faut pas confondre :
le sensualisme et la tendresse.
« Quel rôle joue donc l’épaule à l’égard de cette distinc-
tion? Il sera curieux de le constater : voyons!
« Le rôle de l’épaule est considérable dans la tendresse,
cela n’est pas douteux; mais ce rôle me paraît amoindri dans
le sensualisme. Aussi l’épaule s’élève-t-elle généralement moins
quand la tête rétroagit que quand elle s’avance vers l’objet de
Sa contemplation. Pourquoi cela ? Est-ce que le sensualisme
appartiendrait moins à l’amour que la tendresse? Ne consti-
tue-t-il pas, au même titre qu’elle, une des physionomies de
l’amour? En un mot, pourquoi l’épaule est-elle moins sollicitée
ici que là?
« Si je ne me trompe, en voici la raison : c’est que l’amour
donne plus qu’il ne prétend recevoir, tandis que le sensualisme
demande toujours et ne poursuit guère que la possession de
son objet. L’amour comprend et aime le sacrifice; il envahit
l’être tout entier; il lui inspire le don de soi et ce don n’admet
pas de réserve.
« Le sensualisme, au contraire, est essentiellement égoïste;
loin de se donner, il prétend s’approprier et absorber en lui
l’objet de ses désirs. C’est que le sensualisme n’est pour ainsi
dire qu’un amour détourné, rétréci et localisé : le corps est
l’objet de sa contemplation et il ne semble rien voir au delà.
« Mais l’amour ne s’arrête pas au corps, ce serait son tom-
beau; il en franchit les bornes, pour s’élever jusqu’à l’âme
dans laquelle il s’absorbe tout entier. Ainsi l’amour transfigure
l’être en consumant sa personnalité, de là vient que celui qui
aime ne.vit plus de sa vie propre, mais de la vie de l’être qu’il
contemple.
« Que le vulgaire confonde incessamment ces deux choses
dans leurs manifestations, que les amoureux eux-mêmes ne
sachent pas très bien distinguer en eux la tendresse du sen-
sualisme, pour moi cette confusion ne m’est plus permise, et
je puis, dès la première inspection, me prononcer hardiment,
grâce aux lumières qui se dégagent à mes yeux des inflexions
de la tête.
« Mais revenons à l’épaule et poursuivons l’action de cet
organe dans ses diverses manifestations.
« Une chose tout d’abord m’étonne, en vue du rôle que
j’ai cru devoir assigner à l’épaule. D’où viendrait donc, si la
désignation de ce rôle est conforme à la vérité, d’où viendrait
l’activité si sensible, si véhémente même, qu’affecte l’épaule
dans un mouvement de colère ou de simple impatience? D’où
vient sa parfaite concomitance de rapports avec la douleur
physique ou morale? D’où vient enfin cette universelle appli-
cation que j’aperçois clairement à cette heure et que, jusqu’ici,
j’avais si étroitement restreinte? Mais si l’exaltation de l’épaule
n’appartient pas exclusivement à l’amour, si, au contraire, ce
mouvement se retrouve au même titre associé aux impressions
lés plus contradictoires, que peut-il donc signifier?
« Ce qui me reste à spécifier, c’est le vrai sens des épaules
dans l’expression des passions ! Leur intervention dans tous
les genres d’émotions m’étant démontrée, ne semblerait-il pas
que la fréquence même de cette intervention doive exclure la
possibilité d’assigner un rôle quelconque à cet agent ?
« Qu’on se figure mon embarras, placé en face d’un organe
infiniment expressif, mais dont la physionomie se mêle indis-
tinctement à tous les sentiments et à toutes les passions. »
Ici del Sarte s’applaudit — et c’est d’un bon exemple —
de n’avoir pas cédé à l’impatience de produire ses découvertes
avant leur maturité :
« A quiconque me poussait à publier, dit-il, je répondais
invariablement : « Quand je serai vieux ! » La vieillesse est
t. Voir l’Art, 70 année, tome IV, pages 196 et 213, et 8e année, tome Ier, pages 77 et 9S.
2. Sous ce titre, François del Sarte a laissé un manuscrit inachevé, qui montre avec quelle persistance il observait et analysait les faits qui pouvaient
Servir h son instruction artistique.
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DEL SARTE
ÉPISODES RÉVÉLATEURS2
(f,n)
L’esprit humain paraît avoir la vue faible; il repousse
à priori toute lumière à laquelle on ne l’a pas accoutumé par
degrés, et c'est bonheur encore lorsqu’il ne se venge pas de sa
cécité sur les promoteurs de génie qui en troublent la quié-
tude : on sait comment fut accueillie l’invention de la vapeur,
et le souvenir du sort de Galilée vit encore dans la mémoire
des hommes.
L’insistance des novateurs à revenir sans cesse dans les
mêmes sentiers, à repasser cent fois le soc dans le sillon, ne
trouve-t-elle pas là son explication et son excuse? C’est une
manière dé se mettre en garde qu’ils emploient d’instinct, si ce
n’est de parti pris.
o Voilà comment, dit François del Sarte, j’arrivai à consti-
tuer les bases de ma découverte : ces mères que j’avais vues
pencher la tête vers l’enfant qu’elles contemplaient, avaient
ainsi quelque chose d’expansif et de touchant, et l’épaule de
ces femmes jouait un rôle capital dans cette attitude. C’était
même de l’action de l’épaule, plus encore que de l’inclinaison
de la tête, que procédait cette expression de tendresse.
« La tête, en pareil cas, reçoit donc de l’épaule sa plus
grande somme d’expression. Voilà un fait à noter.
« En effet, qu’une tête — si aimante qu’on la suppose
intrinsèquement — se penche vers l’objet de sa contemplation,
et que l’épaule ne se soit pas exaltée, il manquera évidemment
à cette tête un air de vitalité et de chaude sincérité sans lequel
elle ne saurait persuader. Il y manquera ce caractère irrésis-
tible de véhémence que suppose en soi l’amour; bref, il y
manquera l’amour !
« Donc, me dis-je, j’ai trouvé dans l’épaule l’agent, le
Centre des manifestations de l’amour!
« Oui, qu’en serrant la main d’un ami j’exalte les épaules,
j’aurai par là éloquemment démontré toute l’affection qu’il
m’inspire.
« Qu’en considérant une femme je joigne les mains et
qu’en même temps j’effectue cet exhaussement de l’épaule,
aussitôt plus de doute sur la nature du sentiment qui m’attache
à elle, et d’instinct tout le monde dira : « Il l’aime d’amour;
mais que, conservant dans cette situation la même attitude, le
même regard, le même mouvement de la tête, il m’arrive de
neutraliser l’action de l’épaule, dès lors tout amour aura dis-
paru de mon expression et il ne restera plus dans cette atti-
tude qu’un sentiment vague et froid comme le mensonge.
o Encore une fois, donc, les inclinaisons céphaliques dont
j’ai antérieurement déterminé la loi semblent ne devoir qu’à
l’épaule le sens affectueux qu’elles expriment; mais la tête —
je l’ai dit-— dans sa double inclinaison caractérise deux amours
(ou plutôt deux sources d’amour) qu’il ne faut pas confondre :
le sensualisme et la tendresse.
« Quel rôle joue donc l’épaule à l’égard de cette distinc-
tion? Il sera curieux de le constater : voyons!
« Le rôle de l’épaule est considérable dans la tendresse,
cela n’est pas douteux; mais ce rôle me paraît amoindri dans
le sensualisme. Aussi l’épaule s’élève-t-elle généralement moins
quand la tête rétroagit que quand elle s’avance vers l’objet de
Sa contemplation. Pourquoi cela ? Est-ce que le sensualisme
appartiendrait moins à l’amour que la tendresse? Ne consti-
tue-t-il pas, au même titre qu’elle, une des physionomies de
l’amour? En un mot, pourquoi l’épaule est-elle moins sollicitée
ici que là?
« Si je ne me trompe, en voici la raison : c’est que l’amour
donne plus qu’il ne prétend recevoir, tandis que le sensualisme
demande toujours et ne poursuit guère que la possession de
son objet. L’amour comprend et aime le sacrifice; il envahit
l’être tout entier; il lui inspire le don de soi et ce don n’admet
pas de réserve.
« Le sensualisme, au contraire, est essentiellement égoïste;
loin de se donner, il prétend s’approprier et absorber en lui
l’objet de ses désirs. C’est que le sensualisme n’est pour ainsi
dire qu’un amour détourné, rétréci et localisé : le corps est
l’objet de sa contemplation et il ne semble rien voir au delà.
« Mais l’amour ne s’arrête pas au corps, ce serait son tom-
beau; il en franchit les bornes, pour s’élever jusqu’à l’âme
dans laquelle il s’absorbe tout entier. Ainsi l’amour transfigure
l’être en consumant sa personnalité, de là vient que celui qui
aime ne.vit plus de sa vie propre, mais de la vie de l’être qu’il
contemple.
« Que le vulgaire confonde incessamment ces deux choses
dans leurs manifestations, que les amoureux eux-mêmes ne
sachent pas très bien distinguer en eux la tendresse du sen-
sualisme, pour moi cette confusion ne m’est plus permise, et
je puis, dès la première inspection, me prononcer hardiment,
grâce aux lumières qui se dégagent à mes yeux des inflexions
de la tête.
« Mais revenons à l’épaule et poursuivons l’action de cet
organe dans ses diverses manifestations.
« Une chose tout d’abord m’étonne, en vue du rôle que
j’ai cru devoir assigner à l’épaule. D’où viendrait donc, si la
désignation de ce rôle est conforme à la vérité, d’où viendrait
l’activité si sensible, si véhémente même, qu’affecte l’épaule
dans un mouvement de colère ou de simple impatience? D’où
vient sa parfaite concomitance de rapports avec la douleur
physique ou morale? D’où vient enfin cette universelle appli-
cation que j’aperçois clairement à cette heure et que, jusqu’ici,
j’avais si étroitement restreinte? Mais si l’exaltation de l’épaule
n’appartient pas exclusivement à l’amour, si, au contraire, ce
mouvement se retrouve au même titre associé aux impressions
lés plus contradictoires, que peut-il donc signifier?
« Ce qui me reste à spécifier, c’est le vrai sens des épaules
dans l’expression des passions ! Leur intervention dans tous
les genres d’émotions m’étant démontrée, ne semblerait-il pas
que la fréquence même de cette intervention doive exclure la
possibilité d’assigner un rôle quelconque à cet agent ?
« Qu’on se figure mon embarras, placé en face d’un organe
infiniment expressif, mais dont la physionomie se mêle indis-
tinctement à tous les sentiments et à toutes les passions. »
Ici del Sarte s’applaudit — et c’est d’un bon exemple —
de n’avoir pas cédé à l’impatience de produire ses découvertes
avant leur maturité :
« A quiconque me poussait à publier, dit-il, je répondais
invariablement : « Quand je serai vieux ! » La vieillesse est
t. Voir l’Art, 70 année, tome IV, pages 196 et 213, et 8e année, tome Ier, pages 77 et 9S.
2. Sous ce titre, François del Sarte a laissé un manuscrit inachevé, qui montre avec quelle persistance il observait et analysait les faits qui pouvaient
Servir h son instruction artistique.