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MÉLANGES D’ARCHÉOLOGIE.
et l’on dirait que du coin de l’œil il veut s’assurer si son perfide ami a bien décidément
terminé sa carrière de mauvais plaisant. Peut-être aussi que voyant déjà tourner la
chance, il étend sournoisement la patte vers un projectile à sa portée. Coq et poule
sont plus exposés que lui au premier moment, et une lutte de force ne sera pas très-
redoutable après la satisfaction du premier appétit chez le ressuscité.
Avouons que notre sculpteur n’a pas saisi sur le vif la physionomie d’un renard
tout à fait ressemblant. Mais que voudrait-on que ce fût? Un blaireau, oncle,
neveu ou cousin du renard, n’a point les jambes si hautes, et la queue en goupillon1
semble indiquée ici passablement pour ne pas faire songer à un loup. Porc ou sanglier
auraient touL autre fades, mais surtout une queue bien différente; et des poules n’auraient
aucun motif pour charrier ces pachydermes qui ne leur sont guère hostiles. Puis
l’intention de l’artiste est évidemment de donner à cette tête quelconque un air de
finesse plutôt que de férocité brutale. D’ailleurs l’une des diverses branches qui
composent le roman populaire du Renard donne place à sa résurrection après une
mort simulée. Je sais bien que les critiques de nos vieux poèmes s’accordent assez à
dire que le Renard ressuscité appartient aux derniers siècles du moyen âge. On en sera
quitte pour revenir sur cette doctrine, en voyant notre tympan d’une si haute époque-;
ou bien on se rabattra sur l’excuse que je vais suggérer. La branche (ou l’épisode)
en question aura été développée par quelque poète du xive siècle ou du xve, mais le
fond en aurait subsisté depuis des centaines d’années dans quelque fabliau 3, fort bref
peut-être, comme le sont généralement les vieux récits de première main.
De ce que cela se trouvait dans un monument ecclésiastique, il ne faut pas ouvrir de
Que d’autre bien n’a-il mestier
Ainsi comme il se dementoit
Lieve la tezte, venir voit
Une corneille à la volée.
Renars l’a moult bien resgardée;
À soy-meymes dit et pense
Que de li fera sa pitance;
Elle saura or trop de frape,
Dit Renars, s’elle li eschape :
Il en oindra jà ses grenons.
Lors s’est tornés à ventrillons
Le dos desous, les piés dessus,
La langue traicte n’y a plus.
Les iex ha tornés en la teste,
Moult par semble bien morte beste.
Là se gist et là se ventreille.
Celle part en vient la corneille
Qui grand faim à son cuer avoit.
De tôt le jour mengié n’avoit;
Et dist venue est à bon port,
Que elle a trouvé Renartmort;
Or en mengerai-ge a plenté,
Que je ai hui trop géuné.
Dessus le fain s’asist en haut,
Onques ne li dist : Dieu te saut !
Ains li court sus, le bec haucié ;
Tantost li eust l’œil saichié.
Et bien l’eust tenu pour fol,
Quant Renars la prent par le col.
Quant il la tint, moult en fu liés ;
Adonques sailli sus ses piés,
Por la fain que li fait moleste ;
Tantost li a croissu la teste :
Bien en a fait ses grenons bruire,
Ne la fiteschauder ne cuire. Etc. »
En d’autres passages du poëme, Renart joue encore le
même rôle : soit pour se faire ramasser par un paysan
qui le jettera dans sa charrette chargée d’anguilles, soit
pour se cacher dans un .château parmi les peaux de ses
congénères gardées comme objet d’ostentation oude vente.
1. Cf. Mélanges..., série Ire, t. II, p. 207, note 1. Du vieux
goupil (houpis, gorpil, verpil, etc.), semble aussi venir le
mot goupille; parce que cela se fourre complètement
dans un petit trou, comme le renard se terre pour dispa-
raître.
2. Ce ne sera pas fort grand malheur s’il est prouvé une
fois de plus combien il faut se défier des théories savantes
où l’on prétend suppléer l’histoire par des considérations
a priori. En combien d’autres occasions, et plus sérieuses,
n’a-t-on pas amoncelé des arguments scientifiques qui de-
vaient trancher la question d’une manière péremptoire !
Sauf qu’il s’est rencontré par hasard un petit fsit de rien
du tout, au moyen duquel se renverse après coup un
bel échafaudage de raisonnements psychologico-critico-
systématiques. Un nouvel exemple serait-il merveille !
3. Cf. A. Rothe, les Romans du Renard examinés, analysés,
etc., p. 33, svv.; 253, svv.; 108, svv.
MÉLANGES D’ARCHÉOLOGIE.
et l’on dirait que du coin de l’œil il veut s’assurer si son perfide ami a bien décidément
terminé sa carrière de mauvais plaisant. Peut-être aussi que voyant déjà tourner la
chance, il étend sournoisement la patte vers un projectile à sa portée. Coq et poule
sont plus exposés que lui au premier moment, et une lutte de force ne sera pas très-
redoutable après la satisfaction du premier appétit chez le ressuscité.
Avouons que notre sculpteur n’a pas saisi sur le vif la physionomie d’un renard
tout à fait ressemblant. Mais que voudrait-on que ce fût? Un blaireau, oncle,
neveu ou cousin du renard, n’a point les jambes si hautes, et la queue en goupillon1
semble indiquée ici passablement pour ne pas faire songer à un loup. Porc ou sanglier
auraient touL autre fades, mais surtout une queue bien différente; et des poules n’auraient
aucun motif pour charrier ces pachydermes qui ne leur sont guère hostiles. Puis
l’intention de l’artiste est évidemment de donner à cette tête quelconque un air de
finesse plutôt que de férocité brutale. D’ailleurs l’une des diverses branches qui
composent le roman populaire du Renard donne place à sa résurrection après une
mort simulée. Je sais bien que les critiques de nos vieux poèmes s’accordent assez à
dire que le Renard ressuscité appartient aux derniers siècles du moyen âge. On en sera
quitte pour revenir sur cette doctrine, en voyant notre tympan d’une si haute époque-;
ou bien on se rabattra sur l’excuse que je vais suggérer. La branche (ou l’épisode)
en question aura été développée par quelque poète du xive siècle ou du xve, mais le
fond en aurait subsisté depuis des centaines d’années dans quelque fabliau 3, fort bref
peut-être, comme le sont généralement les vieux récits de première main.
De ce que cela se trouvait dans un monument ecclésiastique, il ne faut pas ouvrir de
Que d’autre bien n’a-il mestier
Ainsi comme il se dementoit
Lieve la tezte, venir voit
Une corneille à la volée.
Renars l’a moult bien resgardée;
À soy-meymes dit et pense
Que de li fera sa pitance;
Elle saura or trop de frape,
Dit Renars, s’elle li eschape :
Il en oindra jà ses grenons.
Lors s’est tornés à ventrillons
Le dos desous, les piés dessus,
La langue traicte n’y a plus.
Les iex ha tornés en la teste,
Moult par semble bien morte beste.
Là se gist et là se ventreille.
Celle part en vient la corneille
Qui grand faim à son cuer avoit.
De tôt le jour mengié n’avoit;
Et dist venue est à bon port,
Que elle a trouvé Renartmort;
Or en mengerai-ge a plenté,
Que je ai hui trop géuné.
Dessus le fain s’asist en haut,
Onques ne li dist : Dieu te saut !
Ains li court sus, le bec haucié ;
Tantost li eust l’œil saichié.
Et bien l’eust tenu pour fol,
Quant Renars la prent par le col.
Quant il la tint, moult en fu liés ;
Adonques sailli sus ses piés,
Por la fain que li fait moleste ;
Tantost li a croissu la teste :
Bien en a fait ses grenons bruire,
Ne la fiteschauder ne cuire. Etc. »
En d’autres passages du poëme, Renart joue encore le
même rôle : soit pour se faire ramasser par un paysan
qui le jettera dans sa charrette chargée d’anguilles, soit
pour se cacher dans un .château parmi les peaux de ses
congénères gardées comme objet d’ostentation oude vente.
1. Cf. Mélanges..., série Ire, t. II, p. 207, note 1. Du vieux
goupil (houpis, gorpil, verpil, etc.), semble aussi venir le
mot goupille; parce que cela se fourre complètement
dans un petit trou, comme le renard se terre pour dispa-
raître.
2. Ce ne sera pas fort grand malheur s’il est prouvé une
fois de plus combien il faut se défier des théories savantes
où l’on prétend suppléer l’histoire par des considérations
a priori. En combien d’autres occasions, et plus sérieuses,
n’a-t-on pas amoncelé des arguments scientifiques qui de-
vaient trancher la question d’une manière péremptoire !
Sauf qu’il s’est rencontré par hasard un petit fsit de rien
du tout, au moyen duquel se renverse après coup un
bel échafaudage de raisonnements psychologico-critico-
systématiques. Un nouvel exemple serait-il merveille !
3. Cf. A. Rothe, les Romans du Renard examinés, analysés,
etc., p. 33, svv.; 253, svv.; 108, svv.