ACTUALITES
19
— Tu feras bien, à ton prochain bal, de ne pas inviter d’hommes politiques
en même temps que des magistrats. Ils n aiment pas à se trouver ensemble dans ce
moment-ci.
pouvait et devait mieux conserver le dépôt de notre
grandeur remis entre ses mains. Il a perdu le dépôt,
et ce n’est pas seulement un reproche de maladresse
que je lui fais, ce qui serait du pur matérialisme
historique, c’est un reproche plus grave : c’est d'a-
voir cédé à ses passions d’orgueil, d’ambition, etc.,
ce qui le constitue non pas un maladroit, mais un
coupable, un grand coupable, et là est la moralité
du jugement...
»' Recevez mes amitiés, celles de 1829 et de 1830.
« A. Thiers. »
J’ai gardé pour la fin une lettre de la Malibran,
d’une fantaisie étonnante, et que je regrette de ne
pouvoir citer en entier à cause de sa longueur.
En voici le début :
<i Lorsqu'on connaît peu une personne et qu'on
lui écrit pour la première fois, la lettre est pleine
de courbettes et de révérences. N’e t-il pas vrai?
Aussi avez-vous dû trouver la lettre de Calais peu
conforme à cette espèce de règle. Vous m’aviez dit
qu’il faut écrire comme l'on sent; et je vous ai obéi.
Vous n’avez pas vu, j’espère, de la vanité dans la
description dos succès que j’ai obtenus à Calais.
Pour la pr mière fois (et c’est avec bonheur que
j'en parle), un succès m’ a flattée. Oui, il m a flattée
au suprême degré, au point de m’empêcher de dor-
mir, moi ! dont le repos n’a jamais été troublé par
un triomphe de quelque nature qu’il fût !!! Pourquoi,
me direz-vous, avez-vous été plus sensible aux
hommages dans cette occasion? Parce que il n’y
avait rien de préparé et que tous parlaient du cœur.
Les femmes elles-mêmes, en général (je devrais
dire toujours) nos plus grandes ennemies, étaient
alors comme entraînées par un sentiment charitable
et par un sentiment d'enthousiasme et d’admiration
pour moi (ce que je faisais était plus que naturel), et
il leur donnait cet air d'abandon st de laisser-aller
qui leur allait d’une manière électrique.
» Si les femmes savaient ce qu’elles perdent en
fardant leur bon naturel, en donnant à cette couleur
primitive de lame une couleur étrangère à leur
cœur, comme elles s’empresseraient de laver leurs
visages pour les purifier de cette composition in-
ventée par l’homme pour les déguiser? Ai-je rai-
son?... »
Cette lettre se termine par un portrait du duc de
Laval, alors ambassadeur à Londres, qui est vrai-
ment une merveille d’ironie :
« D’abord, son langage est celui d'une personne
essentiellement diplomatique, marmottant d’une
manière presque indistincte tout ce qu’il vous dit,
do sorte à ne pas se compromettre — accompagnant
ses mots de la proximité effrayante de son visage,
soit sur vos épaules ou tout autre part, avec un
lorgnon constamment appliqué sur l’œil, et inter-
rompant chaque question par une petite réflexion
particulière : Que! joli petit menton!... Et comme
cela, vous comptez rester à Londres? Est-ce que
vous... (charmante taille!)... Et comme cet apparte-
ment vous va bien!... Vous y comptez rester?...
(a-t-elle un œil malin!) — Ainsi de suite. — Il m’a
fait l’effet aussi d’être un peu miser. — Après une
lettre comme celle que vous m’avez donnée, j’étais
sûre d’une invitation; mais rien. — Passe encore
pour sa soirée, s’il avait eu dans la conversation un
peu d'oubli de cœur et un peu de présence d’âme...
mais encore rien. A tort ou raison, je n’en attends
rien, malgré qu'il soit venu plusieurs fois chez moi.
N’avez-vous jamais rencontré dans le monde de ces
jeunes incroyables, au petit doigt relevé et orné
d'une belle bague, aux cheveux naturellement frisés
avec un fer chaud, à la cravate empesée de telle ma-
nière qu’un eftort pour tourner la tête entraîne toute
la masse des épaules, qui n’aiment rien que le ta-
bleau qui reproduit leur insipide figure, et qui, une
main dans l’entournure du gilet et l'autre tenant
un lorgnon avec lequel elle badine sans cesse,
disent au milieu d’un chant sentimental écouté dans
le plus grand silence : Parfait! ou un gros « char-
mant »! qui fait tourner toutes les tètes de leur côté
et par là proclame leur triomphe et effectue leur
projet de se faire remarquer? Sans doute vous en
avez vu, de ces gcns-là. Eh bien, dois-je oser vous
dire que le bon duc me fait ce même effet.. »
Vous savez la formule : Ce qu’on ne peut pas dire,
on le chante. La Malibran savait aussi bien dire que
chanter. André Laroche.
19
— Tu feras bien, à ton prochain bal, de ne pas inviter d’hommes politiques
en même temps que des magistrats. Ils n aiment pas à se trouver ensemble dans ce
moment-ci.
pouvait et devait mieux conserver le dépôt de notre
grandeur remis entre ses mains. Il a perdu le dépôt,
et ce n’est pas seulement un reproche de maladresse
que je lui fais, ce qui serait du pur matérialisme
historique, c’est un reproche plus grave : c’est d'a-
voir cédé à ses passions d’orgueil, d’ambition, etc.,
ce qui le constitue non pas un maladroit, mais un
coupable, un grand coupable, et là est la moralité
du jugement...
»' Recevez mes amitiés, celles de 1829 et de 1830.
« A. Thiers. »
J’ai gardé pour la fin une lettre de la Malibran,
d’une fantaisie étonnante, et que je regrette de ne
pouvoir citer en entier à cause de sa longueur.
En voici le début :
<i Lorsqu'on connaît peu une personne et qu'on
lui écrit pour la première fois, la lettre est pleine
de courbettes et de révérences. N’e t-il pas vrai?
Aussi avez-vous dû trouver la lettre de Calais peu
conforme à cette espèce de règle. Vous m’aviez dit
qu’il faut écrire comme l'on sent; et je vous ai obéi.
Vous n’avez pas vu, j’espère, de la vanité dans la
description dos succès que j’ai obtenus à Calais.
Pour la pr mière fois (et c’est avec bonheur que
j'en parle), un succès m’ a flattée. Oui, il m a flattée
au suprême degré, au point de m’empêcher de dor-
mir, moi ! dont le repos n’a jamais été troublé par
un triomphe de quelque nature qu’il fût !!! Pourquoi,
me direz-vous, avez-vous été plus sensible aux
hommages dans cette occasion? Parce que il n’y
avait rien de préparé et que tous parlaient du cœur.
Les femmes elles-mêmes, en général (je devrais
dire toujours) nos plus grandes ennemies, étaient
alors comme entraînées par un sentiment charitable
et par un sentiment d'enthousiasme et d’admiration
pour moi (ce que je faisais était plus que naturel), et
il leur donnait cet air d'abandon st de laisser-aller
qui leur allait d’une manière électrique.
» Si les femmes savaient ce qu’elles perdent en
fardant leur bon naturel, en donnant à cette couleur
primitive de lame une couleur étrangère à leur
cœur, comme elles s’empresseraient de laver leurs
visages pour les purifier de cette composition in-
ventée par l’homme pour les déguiser? Ai-je rai-
son?... »
Cette lettre se termine par un portrait du duc de
Laval, alors ambassadeur à Londres, qui est vrai-
ment une merveille d’ironie :
« D’abord, son langage est celui d'une personne
essentiellement diplomatique, marmottant d’une
manière presque indistincte tout ce qu’il vous dit,
do sorte à ne pas se compromettre — accompagnant
ses mots de la proximité effrayante de son visage,
soit sur vos épaules ou tout autre part, avec un
lorgnon constamment appliqué sur l’œil, et inter-
rompant chaque question par une petite réflexion
particulière : Que! joli petit menton!... Et comme
cela, vous comptez rester à Londres? Est-ce que
vous... (charmante taille!)... Et comme cet apparte-
ment vous va bien!... Vous y comptez rester?...
(a-t-elle un œil malin!) — Ainsi de suite. — Il m’a
fait l’effet aussi d’être un peu miser. — Après une
lettre comme celle que vous m’avez donnée, j’étais
sûre d’une invitation; mais rien. — Passe encore
pour sa soirée, s’il avait eu dans la conversation un
peu d'oubli de cœur et un peu de présence d’âme...
mais encore rien. A tort ou raison, je n’en attends
rien, malgré qu'il soit venu plusieurs fois chez moi.
N’avez-vous jamais rencontré dans le monde de ces
jeunes incroyables, au petit doigt relevé et orné
d'une belle bague, aux cheveux naturellement frisés
avec un fer chaud, à la cravate empesée de telle ma-
nière qu’un eftort pour tourner la tête entraîne toute
la masse des épaules, qui n’aiment rien que le ta-
bleau qui reproduit leur insipide figure, et qui, une
main dans l’entournure du gilet et l'autre tenant
un lorgnon avec lequel elle badine sans cesse,
disent au milieu d’un chant sentimental écouté dans
le plus grand silence : Parfait! ou un gros « char-
mant »! qui fait tourner toutes les tètes de leur côté
et par là proclame leur triomphe et effectue leur
projet de se faire remarquer? Sans doute vous en
avez vu, de ces gcns-là. Eh bien, dois-je oser vous
dire que le bon duc me fait ce même effet.. »
Vous savez la formule : Ce qu’on ne peut pas dire,
on le chante. La Malibran savait aussi bien dire que
chanter. André Laroche.