L'ÉCLIPSÉ, REVUE COMIQUE ILLUSTRÉE
•10 Juin 1R77.
depuis les grandes calèches à huitressorts jusqu'aux
fiacres.
Voudras-tu croire que je n'ai guère changé mes
habitudes? Ma femme de chambre ne touche pas à
mes cheveux et je me coiffe toujours seule. On n'a
pas plus de vertu, n'est-ce pas ? Ce qui te prouvera
mieux que je suis encore une étrangère, c'est que je
sors môme avant deux heures, et qu'une vraie Pari-
sienne ne trouvera jamais moyen d'être hors de chez
elle avant trois ou quatre heures.
Comme à deux heures il est trop tôt pour des vi-
sites, je fais quelques courses.
Je dépense mon temps de la façon la plus agréa-
ble qu'il est possible, et je soupire en pensant qu'il
me faudra bientôt quitter le beau Paris.
Je vais presque tous les jours aux Champs-Elysées,
et puisque tu aimes à ce que je te raconte mes im-
pressions, je vais te parler des gaufres.
Dans une contre-allée, au coin d'une rue pleine de
marchands de chevaux et de selliers, se trouve une
boutique basse de plafond, sablée, meublée de chaises
de chêne blanc, de quelques tables rondes et d'un
comptoir garni de plaisirs, do gimblettes et de sucres
d'orge.
Cette petite boutique a deux entrées, séparées par
une large ouverture occupant l'espace de deux
fenêtres, et dont l'appui est couvert de gaufres.
Entre la fenêtre et l'une des portes est le fourneau
où elles se confectionnent comme en plein air. A
vrai dire, elles y sont délicieuses.
Là cependant n'est pas l'attrait de ce petit trou.
C'est une espèce de pâtissier à la mode, et l'on y
vient par genre. A toute minute, des voitures s'ar-
rêtent à la porte et les élégantes s'y font apporter
des gaufres. La boutique est pleine et la devanture
est encombrée de monde ; mais c'est surtout l'hiver
qu'on y voit la foule la plus choisie.
En ce moment, on y rencontre beaucoup d'étran-
gères. J'y ai vu hier une jeune Moldave de quatorze
ans, admirablement jolie et qui le savait trop. Elle
avait des yeux noirs d'un éclat si incroyable que
d'abord je les ai crus peints, de beaux cheveux châ-
tains, les joues d'un si joli rose, et l'air le plus gai
et le plus charmant que tu puisses imaginer. Elle
était avec d'autres jeunes filles un peu moins âgées
qu'elle, accompagnées d'une gouvernante. Tu au-
rais été bien étonnée comme moi de leur aplomb,
de leur sans-gêne et de leurs œillades aux cavaliers
présents.
Ces jeunes filles, intelligentes ou nulles, sont déjà
parfaitement dressées à singer leurs mamans. Elles
ont les mêmes airs de tête, les mêmes grâces non-
chalantes, le ton tranchant, la voix forte, et, par-
dessus tout, une coquetterie effrénée. A les voir s'ap-
procher de la nourrice qui tient un petit frère ou
une petite cousine, quelquefois même une nièce,
on jurerait qu'elles sont mères elles-mêmes. Elles
parlent haut pour les passants, font mille petites gri-
maces à l'enfant, et jouent à la petite maman; elles
n'auront pas, du reste, un autre rôle quand elles le
seront pour tout de bon. C'est une triste chose qu'un
monde où. il est de mauvais goût de trop aimer ses
enfants, et dans lequel une femme n'oserait prendre
son bébé dans ses bras et le porter cinq minutes sans
s'exposer au ridicule.
J'ai vu une petite fille de quatre ans qui ne vou-
lait pas toucher au sable pour ne pas se salir les
mains. Cela fera certainement une petite coquette:
en attendant, c'est une enfant ridicule. Tu aurais
bien ri en voyant cette petite poupée, frisée et pré-
tentieuse, toi qui as été élevée en liberté dans le
beau jardin de ton père, où nous avons fait de si
UN SUCCÈS ÉPISTOLAIRE (suite)
A la 12», le franc rire se déclara. A la 15°, ce fut une bosse d'hila-
rité, un gaudissement rabelaisien.
A la 20e, il rigola comme un cent A la 25e, il s'esclaffa comme a. la
de mouches. lecture d'une oraison funèbre.
•10 Juin 1R77.
depuis les grandes calèches à huitressorts jusqu'aux
fiacres.
Voudras-tu croire que je n'ai guère changé mes
habitudes? Ma femme de chambre ne touche pas à
mes cheveux et je me coiffe toujours seule. On n'a
pas plus de vertu, n'est-ce pas ? Ce qui te prouvera
mieux que je suis encore une étrangère, c'est que je
sors môme avant deux heures, et qu'une vraie Pari-
sienne ne trouvera jamais moyen d'être hors de chez
elle avant trois ou quatre heures.
Comme à deux heures il est trop tôt pour des vi-
sites, je fais quelques courses.
Je dépense mon temps de la façon la plus agréa-
ble qu'il est possible, et je soupire en pensant qu'il
me faudra bientôt quitter le beau Paris.
Je vais presque tous les jours aux Champs-Elysées,
et puisque tu aimes à ce que je te raconte mes im-
pressions, je vais te parler des gaufres.
Dans une contre-allée, au coin d'une rue pleine de
marchands de chevaux et de selliers, se trouve une
boutique basse de plafond, sablée, meublée de chaises
de chêne blanc, de quelques tables rondes et d'un
comptoir garni de plaisirs, do gimblettes et de sucres
d'orge.
Cette petite boutique a deux entrées, séparées par
une large ouverture occupant l'espace de deux
fenêtres, et dont l'appui est couvert de gaufres.
Entre la fenêtre et l'une des portes est le fourneau
où elles se confectionnent comme en plein air. A
vrai dire, elles y sont délicieuses.
Là cependant n'est pas l'attrait de ce petit trou.
C'est une espèce de pâtissier à la mode, et l'on y
vient par genre. A toute minute, des voitures s'ar-
rêtent à la porte et les élégantes s'y font apporter
des gaufres. La boutique est pleine et la devanture
est encombrée de monde ; mais c'est surtout l'hiver
qu'on y voit la foule la plus choisie.
En ce moment, on y rencontre beaucoup d'étran-
gères. J'y ai vu hier une jeune Moldave de quatorze
ans, admirablement jolie et qui le savait trop. Elle
avait des yeux noirs d'un éclat si incroyable que
d'abord je les ai crus peints, de beaux cheveux châ-
tains, les joues d'un si joli rose, et l'air le plus gai
et le plus charmant que tu puisses imaginer. Elle
était avec d'autres jeunes filles un peu moins âgées
qu'elle, accompagnées d'une gouvernante. Tu au-
rais été bien étonnée comme moi de leur aplomb,
de leur sans-gêne et de leurs œillades aux cavaliers
présents.
Ces jeunes filles, intelligentes ou nulles, sont déjà
parfaitement dressées à singer leurs mamans. Elles
ont les mêmes airs de tête, les mêmes grâces non-
chalantes, le ton tranchant, la voix forte, et, par-
dessus tout, une coquetterie effrénée. A les voir s'ap-
procher de la nourrice qui tient un petit frère ou
une petite cousine, quelquefois même une nièce,
on jurerait qu'elles sont mères elles-mêmes. Elles
parlent haut pour les passants, font mille petites gri-
maces à l'enfant, et jouent à la petite maman; elles
n'auront pas, du reste, un autre rôle quand elles le
seront pour tout de bon. C'est une triste chose qu'un
monde où. il est de mauvais goût de trop aimer ses
enfants, et dans lequel une femme n'oserait prendre
son bébé dans ses bras et le porter cinq minutes sans
s'exposer au ridicule.
J'ai vu une petite fille de quatre ans qui ne vou-
lait pas toucher au sable pour ne pas se salir les
mains. Cela fera certainement une petite coquette:
en attendant, c'est une enfant ridicule. Tu aurais
bien ri en voyant cette petite poupée, frisée et pré-
tentieuse, toi qui as été élevée en liberté dans le
beau jardin de ton père, où nous avons fait de si
UN SUCCÈS ÉPISTOLAIRE (suite)
A la 12», le franc rire se déclara. A la 15°, ce fut une bosse d'hila-
rité, un gaudissement rabelaisien.
A la 20e, il rigola comme un cent A la 25e, il s'esclaffa comme a. la
de mouches. lecture d'une oraison funèbre.
Werk/Gegenstand/Objekt
Titel
Titel/Objekt
Un succès épistolaire (suite)
Weitere Titel/Paralleltitel
Serientitel
L' Eclipse: journal hebdomadaire politique, satirique et illustré
Sachbegriff/Objekttyp
Inschrift/Wasserzeichen
Aufbewahrung/Standort
Aufbewahrungsort/Standort (GND)
Inv. Nr./Signatur
S 25 / T 6
Objektbeschreibung
Maß-/Formatangaben
Auflage/Druckzustand
Werktitel/Werkverzeichnis
Herstellung/Entstehung
Künstler/Urheber/Hersteller (GND)
Entstehungsort (GND)
Auftrag
Publikation
Fund/Ausgrabung
Provenienz
Restaurierung
Sammlung Eingang
Ausstellung
Bearbeitung/Umgestaltung
Thema/Bildinhalt
Thema/Bildinhalt (GND)