L'ÉCLIPSÉ, REVUE COMIQUE ILLUSTREE n Juin 1877
402
LE SALON
AUTREFOIS ET AUJOURD'HUI
UN^SALON DUiXVlIl0 SIÈCLE.
Pastiche.
u ... Il est grand temps, mon cher ami, que vous
veniez reprendre le tablier de votre enragée bouti-
que. Je suis enseveli sous les épreuves et les plan-
ches, obsédé par les libraires, tracassé par des fâ-
cheux, encombré d'affaires comme un procureur,
de sollicitations comme un ministre, obligé d'aller
voir la nouvelle tragédie de Voltaire, d'écrire des
lettres pressées, sans compter celles de mon amie,
qui n'attendent pas. Au lieu d'aller au Grandval,
malgré la parole donnée au baron, j'ai couru au
Salon. Mon cher ami, j'ai vu les 3,657 chefs-d'œuvre
de l'école moderne ; me voilà sur les dents, mais la
besogne est prête à l'heure. Je vous envoie un pa-
quet de feuilles pêle-mêle; vous classerez cela, et
vous pouvez tailler en plein drap.
« Il faudrait écrire plusieurs in-folios pour seule-
ment analyser tous les objets de cette foire aux ta-
bleaux, dont les trois quarts sont admirables pour
faire des paravents de cheminée. Je remarque que
la plupart des peintres cherchent l'originalité dans
l'idée, au lieu de la chercher dans l'exécution. Est-ce
que tous les sujets ne sont pas un prétexte suffisant
pour faire de la mauvaise peinture? Vous connaissez
mes théories, je vous en fais grâce.
« Tous ces peintres sont des commerçants esti-
mables et honnêtes, tous ces tableaux sont présen-
tables et richement encadrés; mais j'aimerais mieux
que les peintres fussent des assassins, à la condi-
tion d'avoir du génie. Je pardonnerais volontiers à
un artiste d'avoir égorgé une cuisinière s'il devait,
dans son cachot, reproduire cette scène atroce avec
vigueur, et remplacer son blaireau par une brosse
de chiendent. Je le féliciterais de grand cœur s'il
trouvait, en rentrant chez lui, une famille expirante
de faim. A cet aspect, il jetterait sur la toile une
esquisse inspirée. Il se représenterait lui-même au
fond, dans l'attitude du repentir et du remords, les
yeux fixés sur la statue de Polymnie. Que m'impor-
teraient d'innocentes victimes si, pendant des siè-
cles, l'humanité se consolait par la contemplation
de grandes œuvres?
» J'ai noté en courant une quinzaine de toiles. Je
ne vous les donne pas comme la fleur du panier,
mais elles valent une mention.
« Les apothicaires s'arrêtent volontiers devant
Madame Putiphar, car il y a toujours une Putiphar
au Salon de peinture. Elle se présente généralement
au spectateur dans la pose d'une personne qui ne
tient pas à montrer son visage. Elle retient Joseph à
bras-le-corps, car le manteau classique n'est qu'une
allégorie. Le manteau est un accessoire ridicule,
aussi inutile que la chemise dans les arts plastiques.
II y avait là l'étoffe d'un sujet hardi ; mais madame
d'Aine vous dira que cette Putiphar est une c... qui a
bien le plus vilain c. qui se puisse voir. Elle prétend
qu'il ressemble à celui de M"0 Anselme, qu'elle a vu
toute la nuit, en rêve. Je me plais à supposer que
M1'8 Anselme gagnerait à la réalité. Toujours est-il
que Joseph n'a rien de bien séduisant, mais je com-
prends qu'à la vue de cette dame Putiphar il cher-
che meilleure fortune ailleurs.
De même, il y a toujours un tableau galant, la
Querelle. Un petit homme noir, mélancolique ; une
jolie marquise en robe de matin, avec un grand pli
à la taille, faisant la moue, tous deux marchant sous
le couvert d'une allée royale, un matin de printemps,
les pieds dans la rosée et les yeux dans le ciel.
Ajoutez un Faune de marbre ricanant à travers
les feuillages, ou quelque petit Amour appuyé sur
son arc. C'est du Marivaux en peinture, et cela me
plaît assez.
« Monsieur Broie-du-Noir, c'est à vous que je
m'adresse : Pourquoi cette grande dame ressemble-
t-elle à cette femme de chambre qui fait la chatte
avec son minet fourré? C'est que la grande dame
n'est pas imposante, et que la femme de chambre
est trop bien ajustée. Chiffonnez-moi cette jupe et
cette figure. Une camériste qui n'a pas un minois
fripon est au-dessous d'une Hottentote : on ne sait ce
que c'est. Un peintre qui chiffonne, c'est M. Broie-
du-Rose. Rappelez vous que Louis XV appelait ses
trois filles : Loque, Chiffe et Graille, et qu'il disait à
sa femme, un jour d'abstinence pendant la lune de
miel : « Votre Majesté est une bégueule. »
« Il y a de beaux paysages et de bons portraits.
C'est par ces deux genres que notre école se sou-
tiendra.
« Pour les portraits, c'est une autre gamme. On
n'imagine pas combien de gens tiennent à ce que
la postérité confirme l'opinion de leurs contempo-
rains, et dise : <c Cette dame a d'énormes appas, et
ce monsieur est prodigieusement ridicule. » Ce qui
est exact. Pinxit. J'aime assez les portraits de gran-
des dames aux allures patriciennes. Je n'ai rien vu
de comparable à celui de Mme *** au dernier Salon.
En revanche, il y en a un autre bien extravagant,
robe bleue et dolman rouge. A côté, l'Amour con-
duisant un attelage de papillons.
Fleur sans tige,
Qui voltige...
« Avec Madame Putiphar, il ne faut pas oublier
Messaline : c'est encore une tradition. Lisez Tacite,
relisez Tacite, et si Tacite vous ennuie, faites comme
s'il vous amusait. L'histoire a ses haines comme ses
engouements. Messaline a pris son plaisir où elle le
trouvait, et ses amants un peu partout. Qu'est-ce
que cela nous fait, à nous autres gens de Paris?
Est-ce que les fantaisies de Messaline ont empêché
la terre de tourner sur elle-même en vingt-quatre
heures ? Si Messaline eût été la femme d'un cordon-
nier romain, qui songerait à critiquer ses mœurs?
C'est une reine, on s'ameute. Lassata- viris, sed non
satiata recessit. C'est la volupté de la canaille, mais
si on mettait Platon au creuset, on trouverait bien
au fond une parcelle de saloperie. Ces figures extra-
ordinaires, surhumaines, monstrueuses, sont d'ad-
mirables personnages de tragédie, et bien autre-
ment troussées que celles des bourgeoises vertueuses,
pleurardes et tracassières. Il faut juger Messaline
avec les beaux yeux de Tibère.
« Je ne vous dirai qu'un mot de la sculpture. Ne me
parlez pas de tout ce qui porte la défroque du cos-
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LE SALON
AUTREFOIS ET AUJOURD'HUI
UN^SALON DUiXVlIl0 SIÈCLE.
Pastiche.
u ... Il est grand temps, mon cher ami, que vous
veniez reprendre le tablier de votre enragée bouti-
que. Je suis enseveli sous les épreuves et les plan-
ches, obsédé par les libraires, tracassé par des fâ-
cheux, encombré d'affaires comme un procureur,
de sollicitations comme un ministre, obligé d'aller
voir la nouvelle tragédie de Voltaire, d'écrire des
lettres pressées, sans compter celles de mon amie,
qui n'attendent pas. Au lieu d'aller au Grandval,
malgré la parole donnée au baron, j'ai couru au
Salon. Mon cher ami, j'ai vu les 3,657 chefs-d'œuvre
de l'école moderne ; me voilà sur les dents, mais la
besogne est prête à l'heure. Je vous envoie un pa-
quet de feuilles pêle-mêle; vous classerez cela, et
vous pouvez tailler en plein drap.
« Il faudrait écrire plusieurs in-folios pour seule-
ment analyser tous les objets de cette foire aux ta-
bleaux, dont les trois quarts sont admirables pour
faire des paravents de cheminée. Je remarque que
la plupart des peintres cherchent l'originalité dans
l'idée, au lieu de la chercher dans l'exécution. Est-ce
que tous les sujets ne sont pas un prétexte suffisant
pour faire de la mauvaise peinture? Vous connaissez
mes théories, je vous en fais grâce.
« Tous ces peintres sont des commerçants esti-
mables et honnêtes, tous ces tableaux sont présen-
tables et richement encadrés; mais j'aimerais mieux
que les peintres fussent des assassins, à la condi-
tion d'avoir du génie. Je pardonnerais volontiers à
un artiste d'avoir égorgé une cuisinière s'il devait,
dans son cachot, reproduire cette scène atroce avec
vigueur, et remplacer son blaireau par une brosse
de chiendent. Je le féliciterais de grand cœur s'il
trouvait, en rentrant chez lui, une famille expirante
de faim. A cet aspect, il jetterait sur la toile une
esquisse inspirée. Il se représenterait lui-même au
fond, dans l'attitude du repentir et du remords, les
yeux fixés sur la statue de Polymnie. Que m'impor-
teraient d'innocentes victimes si, pendant des siè-
cles, l'humanité se consolait par la contemplation
de grandes œuvres?
» J'ai noté en courant une quinzaine de toiles. Je
ne vous les donne pas comme la fleur du panier,
mais elles valent une mention.
« Les apothicaires s'arrêtent volontiers devant
Madame Putiphar, car il y a toujours une Putiphar
au Salon de peinture. Elle se présente généralement
au spectateur dans la pose d'une personne qui ne
tient pas à montrer son visage. Elle retient Joseph à
bras-le-corps, car le manteau classique n'est qu'une
allégorie. Le manteau est un accessoire ridicule,
aussi inutile que la chemise dans les arts plastiques.
II y avait là l'étoffe d'un sujet hardi ; mais madame
d'Aine vous dira que cette Putiphar est une c... qui a
bien le plus vilain c. qui se puisse voir. Elle prétend
qu'il ressemble à celui de M"0 Anselme, qu'elle a vu
toute la nuit, en rêve. Je me plais à supposer que
M1'8 Anselme gagnerait à la réalité. Toujours est-il
que Joseph n'a rien de bien séduisant, mais je com-
prends qu'à la vue de cette dame Putiphar il cher-
che meilleure fortune ailleurs.
De même, il y a toujours un tableau galant, la
Querelle. Un petit homme noir, mélancolique ; une
jolie marquise en robe de matin, avec un grand pli
à la taille, faisant la moue, tous deux marchant sous
le couvert d'une allée royale, un matin de printemps,
les pieds dans la rosée et les yeux dans le ciel.
Ajoutez un Faune de marbre ricanant à travers
les feuillages, ou quelque petit Amour appuyé sur
son arc. C'est du Marivaux en peinture, et cela me
plaît assez.
« Monsieur Broie-du-Noir, c'est à vous que je
m'adresse : Pourquoi cette grande dame ressemble-
t-elle à cette femme de chambre qui fait la chatte
avec son minet fourré? C'est que la grande dame
n'est pas imposante, et que la femme de chambre
est trop bien ajustée. Chiffonnez-moi cette jupe et
cette figure. Une camériste qui n'a pas un minois
fripon est au-dessous d'une Hottentote : on ne sait ce
que c'est. Un peintre qui chiffonne, c'est M. Broie-
du-Rose. Rappelez vous que Louis XV appelait ses
trois filles : Loque, Chiffe et Graille, et qu'il disait à
sa femme, un jour d'abstinence pendant la lune de
miel : « Votre Majesté est une bégueule. »
« Il y a de beaux paysages et de bons portraits.
C'est par ces deux genres que notre école se sou-
tiendra.
« Pour les portraits, c'est une autre gamme. On
n'imagine pas combien de gens tiennent à ce que
la postérité confirme l'opinion de leurs contempo-
rains, et dise : <c Cette dame a d'énormes appas, et
ce monsieur est prodigieusement ridicule. » Ce qui
est exact. Pinxit. J'aime assez les portraits de gran-
des dames aux allures patriciennes. Je n'ai rien vu
de comparable à celui de Mme *** au dernier Salon.
En revanche, il y en a un autre bien extravagant,
robe bleue et dolman rouge. A côté, l'Amour con-
duisant un attelage de papillons.
Fleur sans tige,
Qui voltige...
« Avec Madame Putiphar, il ne faut pas oublier
Messaline : c'est encore une tradition. Lisez Tacite,
relisez Tacite, et si Tacite vous ennuie, faites comme
s'il vous amusait. L'histoire a ses haines comme ses
engouements. Messaline a pris son plaisir où elle le
trouvait, et ses amants un peu partout. Qu'est-ce
que cela nous fait, à nous autres gens de Paris?
Est-ce que les fantaisies de Messaline ont empêché
la terre de tourner sur elle-même en vingt-quatre
heures ? Si Messaline eût été la femme d'un cordon-
nier romain, qui songerait à critiquer ses mœurs?
C'est une reine, on s'ameute. Lassata- viris, sed non
satiata recessit. C'est la volupté de la canaille, mais
si on mettait Platon au creuset, on trouverait bien
au fond une parcelle de saloperie. Ces figures extra-
ordinaires, surhumaines, monstrueuses, sont d'ad-
mirables personnages de tragédie, et bien autre-
ment troussées que celles des bourgeoises vertueuses,
pleurardes et tracassières. Il faut juger Messaline
avec les beaux yeux de Tibère.
« Je ne vous dirai qu'un mot de la sculpture. Ne me
parlez pas de tout ce qui porte la défroque du cos-