portement des instincts et la faculté apollinienne de les comprendre et de
les maîtriser à la lumière de l’intelligence, les éléments essentiels du pro-
blème m’échappaient. L’habitude acquise et l’éducation sont si fortes
que, voulant laver l’art grec de la vieille accusation de « sérénité » qui
nous a, si longtemps, empêché d’en épouser la vie ardente, je parvenais
irrésistiblement, et malgré moi, à exagérer sa fadeur. Le poison de mora-
lité pesait sur moi, comme il pèse sur presque tous les hommes pour obscurcir
leur jugement sans purifier leur cœur. Je n’ai pas dit expressément, mais
j’ai suggéré sans cesse que les Grecs furent d’autant plus grands qu’ils
furent moins immoraux. Sans cesse, j’ai parlé d’effort et de lutte pour
l’agrandissement de l’homme, invoqué le mythe d’Hercule pour symboliser
le génie grec. Mais je n’ai pas dit ni voulu dire ce que conditionnait cet
effort, contre quoi s’exerçait cette lutte, ni de quels abîmes d’horreur le
mythe d’Hercule est sorti. L’art grec, pour moi, bon Européen d’avant-
guerre, était même alors qu’on me démontrait, même alors que je savais
le contraire, un absolu d’ordre esthétique en qui l’ordre moral se confon-
dait à mon insu. Sa perfection me dérobait le vaste monde, son visage poi-
gnant, son incertain devenir. J’en voulais même au christianisme de l’avoir
remplacé. Et je pressais anxieusement le fruit desséché du génie grec à
son crépuscule pour en tirer un suc qu’il n’ enferma jamais, —je veux dire
ces réalités spirituelles neuves que, par haine du christianisme, je me refu-
sais à admettre que le christianisme apportait.
Depuis, après tant d’autres, il est vrai, j’ai subi l’assaut du monde et
l’infiltration du devenir. Si nous connaissions à peu près, il y a vingt ans,
l’art égyptien, étions-nous prêts à assimiler sa spiritualité immense? Ne fal-
lait-il pas que la musique, la guerre, l’angoisse universelle vinssent nous
y préparer? A cette époque, d’ailleurs, nous ignorions la grande sculpture
chinoise, et la marée de la grande sculpture hindoue n’atteignait pas nos
cœurs. Les fétiches nègres, les idoles aztèques, toutes les formes enfantines
et formidables que nos instincts, dans leur plus limpide pureté, revêtent,
dès qu’ils veulent se définir, nous semblaient à peine acceptables, horribles
en général, comiques le plus souvent. L’effort de nous accepter dans l’his-
toire entière de l’homme et de retrouver à toutes ses pages un aspect de
nous-mêmes parfois tout à fait essentiel, nous est à tel point pénible que
nous préférons presque toujours mourir spirituellement sur place plutôt
que de l’accomplir. La splendeur symphonique de la plus vaste humanité
n’apparaît qu’à ceux qui consentent à cet effort. C’est au génie grec, sans
doute, que nous devons vingt siècles d’aspiration continue vers la réali-
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les maîtriser à la lumière de l’intelligence, les éléments essentiels du pro-
blème m’échappaient. L’habitude acquise et l’éducation sont si fortes
que, voulant laver l’art grec de la vieille accusation de « sérénité » qui
nous a, si longtemps, empêché d’en épouser la vie ardente, je parvenais
irrésistiblement, et malgré moi, à exagérer sa fadeur. Le poison de mora-
lité pesait sur moi, comme il pèse sur presque tous les hommes pour obscurcir
leur jugement sans purifier leur cœur. Je n’ai pas dit expressément, mais
j’ai suggéré sans cesse que les Grecs furent d’autant plus grands qu’ils
furent moins immoraux. Sans cesse, j’ai parlé d’effort et de lutte pour
l’agrandissement de l’homme, invoqué le mythe d’Hercule pour symboliser
le génie grec. Mais je n’ai pas dit ni voulu dire ce que conditionnait cet
effort, contre quoi s’exerçait cette lutte, ni de quels abîmes d’horreur le
mythe d’Hercule est sorti. L’art grec, pour moi, bon Européen d’avant-
guerre, était même alors qu’on me démontrait, même alors que je savais
le contraire, un absolu d’ordre esthétique en qui l’ordre moral se confon-
dait à mon insu. Sa perfection me dérobait le vaste monde, son visage poi-
gnant, son incertain devenir. J’en voulais même au christianisme de l’avoir
remplacé. Et je pressais anxieusement le fruit desséché du génie grec à
son crépuscule pour en tirer un suc qu’il n’ enferma jamais, —je veux dire
ces réalités spirituelles neuves que, par haine du christianisme, je me refu-
sais à admettre que le christianisme apportait.
Depuis, après tant d’autres, il est vrai, j’ai subi l’assaut du monde et
l’infiltration du devenir. Si nous connaissions à peu près, il y a vingt ans,
l’art égyptien, étions-nous prêts à assimiler sa spiritualité immense? Ne fal-
lait-il pas que la musique, la guerre, l’angoisse universelle vinssent nous
y préparer? A cette époque, d’ailleurs, nous ignorions la grande sculpture
chinoise, et la marée de la grande sculpture hindoue n’atteignait pas nos
cœurs. Les fétiches nègres, les idoles aztèques, toutes les formes enfantines
et formidables que nos instincts, dans leur plus limpide pureté, revêtent,
dès qu’ils veulent se définir, nous semblaient à peine acceptables, horribles
en général, comiques le plus souvent. L’effort de nous accepter dans l’his-
toire entière de l’homme et de retrouver à toutes ses pages un aspect de
nous-mêmes parfois tout à fait essentiel, nous est à tel point pénible que
nous préférons presque toujours mourir spirituellement sur place plutôt
que de l’accomplir. La splendeur symphonique de la plus vaste humanité
n’apparaît qu’à ceux qui consentent à cet effort. C’est au génie grec, sans
doute, que nous devons vingt siècles d’aspiration continue vers la réali-
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