LES DERNIERS TRAVAUX SUR ALBERT DÜRER 77
un examen récent et approfondi des œuvres citées. A coup sur, les déductions
de l’auteur sont singulièrement logiques et frappantes.
Pourtant, si sur les œuvres d’imagination le doute reste permis, sur un autre
terrain les démonstrations du critique paraissent convaincantes. En 1893,
M. Thode restituait au maître trois portraits des plus remarquables, dont deux
appartiennent à la période de jeunesse, le dernier à la maturité. Il n'est pas de
genre où le génie de l’artiste se soit plus vite affirmé et séparé plus nettement
de ce qui l’a précédé. Son aptitude à saisir d’une façon directe et forte la per-
sonnalité humaine se révélait déjà par le dessin charmant et volontaire qu’il fit
de lui-même enfant (à l’Albertine). Le portrait de son père (1490), aux Offices,
nous montre ce qu’il savait faire en sortant de chez Wolgemut. Mais la première
œuvre géniale et le vrai point de départ de son activité future en ce sens, est le
portrait de l’artiste de 1493, peint à l’huile sur parchemin, et destiné,pense-t-on,
à celle qui allait devenir sa fiancée. Cette œuvre, qui est passée récemment de la
collection Félix à Leipzig, chez M. Léopold Coldschmidt à Paris, est la seule pein-
ture à l’huile de Durer que nous ayons en France.C’est un document sans prix, que
Durer vu et interprété par Durer, à l’âge de vingt-deux ans, à l’heure où l’esprit
et le cœur sont lourds de pressentiments. Goethe a décrit ce portrait avec son
exactitude magistrale. Il en a senti profondément le charme sérieux et naïf. Rien
de plus sincère, en effet, et de plus émouvant que cette physionomie juvénile où
la gravité virile se mêle à la douceur féminine. En opposant la direction des
regards, qui fixent le spectateur, à la position de la tête tournée de trois quarts
à gauche, Dürer donne à l'expression de la figure une animation singulière et
quelque chose d’instantané. C’était une tâche étrangement ardue que de traduire,
avec ses larges partis pris et son exécution serrée, tendue en certaines parties,
cette œuvre,d’un attrait si mystérieux et d’une si forte harmonie. Le burin de
M. Patricot y a pleinement réussi. L’interprète a pénétré à fond le caractère de
l’original; il a compris, et il nous fait mieux comprendre l’esprit de l’homme et
l'esprit de l’œuvre. Il a fait ressortir avec autant de force que de délicatesse tout
ce qu’il y a d’énergie et de douceur répandu sur ce noble visage, la tendresse et
la ferveur qui respirent en ces yeux réfléchis, en cette bouche aux fines inflexions.
Chaque détail de la forme est suivi dans son accent particulier, et l’ensemble garde
cette unité imposante, cette puissance d’évocation, où se reconnaît le sens de la vie.
Surtout, le graveur a sauvé cette fleur de jeunesse et cette intimité du sentiment
qui nous attachent au plus émouvant des portraits de Durer comme aux pre-
miers aveux d’une âme pure, aimante et rêveuse. C’est merveille de voir comme,
sous la bizarrerie pittoresque du costume, l’éternelle humanité apparaît, et quel
hymne d’ivresse contenue émane de cette pensive effigie : on dirait qu’après tant
d’années le fidèle et passionné traducteur a réveillé l’âme de son modèle, qu’il
est entré en communion avec elle, pour nous transmettre toutes vives ses
confidences.
Ici la nature est vue et sentie directement : c’est la formule la plus simple du
portrait. Plus tard, Durer y introduira plus de richesse et de variété; mais il se
bornera toujours au buste, d’ordinaire avec les mains qui tiennent une fleur, un
rosaire ou quelque autre objet. Tantôt, comme ici, le personnage se détachera
sur un fond uni et sombre : ainsi les deux portraits de son père et celui de Fré-
déric le Sage; tantôt, selon la manière flamande, il sera vu dans une chambre
un examen récent et approfondi des œuvres citées. A coup sur, les déductions
de l’auteur sont singulièrement logiques et frappantes.
Pourtant, si sur les œuvres d’imagination le doute reste permis, sur un autre
terrain les démonstrations du critique paraissent convaincantes. En 1893,
M. Thode restituait au maître trois portraits des plus remarquables, dont deux
appartiennent à la période de jeunesse, le dernier à la maturité. Il n'est pas de
genre où le génie de l’artiste se soit plus vite affirmé et séparé plus nettement
de ce qui l’a précédé. Son aptitude à saisir d’une façon directe et forte la per-
sonnalité humaine se révélait déjà par le dessin charmant et volontaire qu’il fit
de lui-même enfant (à l’Albertine). Le portrait de son père (1490), aux Offices,
nous montre ce qu’il savait faire en sortant de chez Wolgemut. Mais la première
œuvre géniale et le vrai point de départ de son activité future en ce sens, est le
portrait de l’artiste de 1493, peint à l’huile sur parchemin, et destiné,pense-t-on,
à celle qui allait devenir sa fiancée. Cette œuvre, qui est passée récemment de la
collection Félix à Leipzig, chez M. Léopold Coldschmidt à Paris, est la seule pein-
ture à l’huile de Durer que nous ayons en France.C’est un document sans prix, que
Durer vu et interprété par Durer, à l’âge de vingt-deux ans, à l’heure où l’esprit
et le cœur sont lourds de pressentiments. Goethe a décrit ce portrait avec son
exactitude magistrale. Il en a senti profondément le charme sérieux et naïf. Rien
de plus sincère, en effet, et de plus émouvant que cette physionomie juvénile où
la gravité virile se mêle à la douceur féminine. En opposant la direction des
regards, qui fixent le spectateur, à la position de la tête tournée de trois quarts
à gauche, Dürer donne à l'expression de la figure une animation singulière et
quelque chose d’instantané. C’était une tâche étrangement ardue que de traduire,
avec ses larges partis pris et son exécution serrée, tendue en certaines parties,
cette œuvre,d’un attrait si mystérieux et d’une si forte harmonie. Le burin de
M. Patricot y a pleinement réussi. L’interprète a pénétré à fond le caractère de
l’original; il a compris, et il nous fait mieux comprendre l’esprit de l’homme et
l'esprit de l’œuvre. Il a fait ressortir avec autant de force que de délicatesse tout
ce qu’il y a d’énergie et de douceur répandu sur ce noble visage, la tendresse et
la ferveur qui respirent en ces yeux réfléchis, en cette bouche aux fines inflexions.
Chaque détail de la forme est suivi dans son accent particulier, et l’ensemble garde
cette unité imposante, cette puissance d’évocation, où se reconnaît le sens de la vie.
Surtout, le graveur a sauvé cette fleur de jeunesse et cette intimité du sentiment
qui nous attachent au plus émouvant des portraits de Durer comme aux pre-
miers aveux d’une âme pure, aimante et rêveuse. C’est merveille de voir comme,
sous la bizarrerie pittoresque du costume, l’éternelle humanité apparaît, et quel
hymne d’ivresse contenue émane de cette pensive effigie : on dirait qu’après tant
d’années le fidèle et passionné traducteur a réveillé l’âme de son modèle, qu’il
est entré en communion avec elle, pour nous transmettre toutes vives ses
confidences.
Ici la nature est vue et sentie directement : c’est la formule la plus simple du
portrait. Plus tard, Durer y introduira plus de richesse et de variété; mais il se
bornera toujours au buste, d’ordinaire avec les mains qui tiennent une fleur, un
rosaire ou quelque autre objet. Tantôt, comme ici, le personnage se détachera
sur un fond uni et sombre : ainsi les deux portraits de son père et celui de Fré-
déric le Sage; tantôt, selon la manière flamande, il sera vu dans une chambre