GAZETTE DES BEAUX-ARTS
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ternaire. Ce sont des cerfs, des bovidés, des oiseaux, des éléphants
velus; les dessins sont admirables et témoignent d’une vérité
vivante. « Ce sont des Degas! » s’écriait mon ami. Et il me parut
étrange de voir ainsi mis en parallèle avec l'artiste mystérieux des
cavernes le peintre dont le dessin nerveux et sincère fait vibrer à
nos yeux les plus vivantes et modernes des images. C’est que le
symbole a parlé, par delà la tombe, l’argile, la tourbe, le rocher,
l’abîme. Le sauvage inconnu nous présente à travers les âges son
signe de reconnaissance, sa pièce brisée : elle a cours encore pour
nos esprits. Notre pensée rejoint la sienne, s’y ajuste et la complète.
11 ne faudrait surtout pas confondre le symbole avec l’allégorie;
c’est une erreur que l’on fait souvent. L’allégorie peut être belle ou
ridicule; elle n’a en elle-même rien à voir avec l’art; elle lui donne
seulement un sujet; elle procède, je pense, de l’usage des anciennes
mythologies et de l’habitude qu’elles nous ont laissée de déifier toutes
choses. Les Vertus, les Arts libéraux, ont pris des traits de dieux, de
déesses, de héros, munis d’attributs appropriés; on divinise de même,
avec plus ou moins de bonheur, la patrie, le courage, la science, la
poésie, l’agriculture, et jusqu’à l’électricité, la phonétique et même,
que sais-je? l’industrie des automobiles (comme on peut s’en assurer
en voyant le bel objet construit avec art par M. Rozet et l’orfèvre
Christofle, pour être offert à M. le marquis de Dion). Cela n’a rien
à voir avec le symbole.
J’en demande la démonstration complète à M. Luc-Olivier Merson,
le peintre rare et parfois exquis que nous retrouvons ici, comme à
ses débuts, avec sa pensée profonde et sa forme si pure. Le tableau
qu’il expose est de fort petites dimensions, mais fait pour charmer
tristement et l’œil et la pensée. C’est une belle et mélancolique allé-
gorie à laquelle le peintre a donné pour litre cette interrogation
anxieuse : « Mortes ? »
Car c’est bien une allégorie : deux femmes sont étendues sur le
sol; l’une est tombée en avant et l’on 11e voit pas sa face; dans son
dos est planté un couteau, et de ses mains crispées se sont échappées
des tables de marbre brisées, une balance. L’autre femme est nue, et
l’on conçoit qu’elle fut dépouillée et dévalisée; elle est couchée sur le
dos, écrasant de son poids ses deux grandes ailes froissées; d’une
main restée libre, elle tâche d’arracher de son cou un subtil lacet qui
le meurtrit, tandis que ses yeux pleins d’angoisse cherchent tout
autour, cherchent en vain, un secours qui ne vient pas. Derrière les
deux victimes, le long du mur au coin duquel elles ont été assaillies
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ternaire. Ce sont des cerfs, des bovidés, des oiseaux, des éléphants
velus; les dessins sont admirables et témoignent d’une vérité
vivante. « Ce sont des Degas! » s’écriait mon ami. Et il me parut
étrange de voir ainsi mis en parallèle avec l'artiste mystérieux des
cavernes le peintre dont le dessin nerveux et sincère fait vibrer à
nos yeux les plus vivantes et modernes des images. C’est que le
symbole a parlé, par delà la tombe, l’argile, la tourbe, le rocher,
l’abîme. Le sauvage inconnu nous présente à travers les âges son
signe de reconnaissance, sa pièce brisée : elle a cours encore pour
nos esprits. Notre pensée rejoint la sienne, s’y ajuste et la complète.
11 ne faudrait surtout pas confondre le symbole avec l’allégorie;
c’est une erreur que l’on fait souvent. L’allégorie peut être belle ou
ridicule; elle n’a en elle-même rien à voir avec l’art; elle lui donne
seulement un sujet; elle procède, je pense, de l’usage des anciennes
mythologies et de l’habitude qu’elles nous ont laissée de déifier toutes
choses. Les Vertus, les Arts libéraux, ont pris des traits de dieux, de
déesses, de héros, munis d’attributs appropriés; on divinise de même,
avec plus ou moins de bonheur, la patrie, le courage, la science, la
poésie, l’agriculture, et jusqu’à l’électricité, la phonétique et même,
que sais-je? l’industrie des automobiles (comme on peut s’en assurer
en voyant le bel objet construit avec art par M. Rozet et l’orfèvre
Christofle, pour être offert à M. le marquis de Dion). Cela n’a rien
à voir avec le symbole.
J’en demande la démonstration complète à M. Luc-Olivier Merson,
le peintre rare et parfois exquis que nous retrouvons ici, comme à
ses débuts, avec sa pensée profonde et sa forme si pure. Le tableau
qu’il expose est de fort petites dimensions, mais fait pour charmer
tristement et l’œil et la pensée. C’est une belle et mélancolique allé-
gorie à laquelle le peintre a donné pour litre cette interrogation
anxieuse : « Mortes ? »
Car c’est bien une allégorie : deux femmes sont étendues sur le
sol; l’une est tombée en avant et l’on 11e voit pas sa face; dans son
dos est planté un couteau, et de ses mains crispées se sont échappées
des tables de marbre brisées, une balance. L’autre femme est nue, et
l’on conçoit qu’elle fut dépouillée et dévalisée; elle est couchée sur le
dos, écrasant de son poids ses deux grandes ailes froissées; d’une
main restée libre, elle tâche d’arracher de son cou un subtil lacet qui
le meurtrit, tandis que ses yeux pleins d’angoisse cherchent tout
autour, cherchent en vain, un secours qui ne vient pas. Derrière les
deux victimes, le long du mur au coin duquel elles ont été assaillies