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GAZETTE DES BEAUX-ARTS
III
Victor Hugo imposa à toutes les choses qu'il avait rangées sous
sa loi les caprices de son autorité souveraine. La grandeur de ses
conceptions de décorateur était bornée par l’étroitesse d’une maison
bourgeoise : il se servit des miroirs pour supprimer les murailles.
Aux deux extrémités opposées des deux salons qui se font suite, de
grandes glaces, anciennes et modernes, se renvoient de l’une à l’autre
l’image des objets qui sont placés entre elles. Quand la porte de
laque est ouverte à deux battants, les deux salons forment comme
une galerie sans fin, le long de laquelle le groupe des Chinois porte-
torchères se répète en décroissant, parmi les girandoles des lustres,
multipliées à perte de vue.
Le poète se joue de la pesanteur comme de l’espace, avec des
subterfuges aussi primitifs. Dans la maison enchantée les tentures
ne pendent pas toutes le long des lambris. La grande tapisserie de
la Dispute des Déesses est disposée au plafond de la galerie de chêne ;
les longues figures, déformées par la perspective, ne font plus
qu’une suite de raies bigarrées. Cet arrangement inédit et bizarre
donnait aux chambres de la maison grise la richesse étoffée d’une
tente princière.
C’était peu de clouer aux solives d’un plafond les déesses et les
bergers qui s’étaient tenus debout pendant deux ou trois cents ans
devant les verdures des tapisseries. Victor Hugo alla plus loin : il
prit dans ses mains vigoureuses des morceaux anciens ou des meu-
bles entiers ; il les remonta, selon sa fantaisie, au besoin après les
avoir démontés ; il dépeça des banquettes, des bahuts, des armoires,
pour se faire des matériaux; il détruisit, pour satisfaire son besoin
de créer.
A Paris déjà, Victor Hugo avait fabriqué des meubles. La maison
de la place des Vosges a reçu de M. Koch un très curieux bahut que
Victor Hugo donna à Mme Drouet, pendant qu’il habitait cette maison
même. Le meuble est fait de morceaux de vieux chêne : Victor
Hugo y a encastré deux médaillons : son profil par David d’Angers,
et un buste de guerrier dans une assiette en majolique italienne.
Sur une planchette incrustée dans le fronton, la date de 1843 est
gravée au milieu d’un écusson surmonté d’un chapeau d’évêque.
Dans les trois années dont Victor Hugo employa la moitié à la
décoration de Hauteville House, il compléta son apprentissage d’ébé-
GAZETTE DES BEAUX-ARTS
III
Victor Hugo imposa à toutes les choses qu'il avait rangées sous
sa loi les caprices de son autorité souveraine. La grandeur de ses
conceptions de décorateur était bornée par l’étroitesse d’une maison
bourgeoise : il se servit des miroirs pour supprimer les murailles.
Aux deux extrémités opposées des deux salons qui se font suite, de
grandes glaces, anciennes et modernes, se renvoient de l’une à l’autre
l’image des objets qui sont placés entre elles. Quand la porte de
laque est ouverte à deux battants, les deux salons forment comme
une galerie sans fin, le long de laquelle le groupe des Chinois porte-
torchères se répète en décroissant, parmi les girandoles des lustres,
multipliées à perte de vue.
Le poète se joue de la pesanteur comme de l’espace, avec des
subterfuges aussi primitifs. Dans la maison enchantée les tentures
ne pendent pas toutes le long des lambris. La grande tapisserie de
la Dispute des Déesses est disposée au plafond de la galerie de chêne ;
les longues figures, déformées par la perspective, ne font plus
qu’une suite de raies bigarrées. Cet arrangement inédit et bizarre
donnait aux chambres de la maison grise la richesse étoffée d’une
tente princière.
C’était peu de clouer aux solives d’un plafond les déesses et les
bergers qui s’étaient tenus debout pendant deux ou trois cents ans
devant les verdures des tapisseries. Victor Hugo alla plus loin : il
prit dans ses mains vigoureuses des morceaux anciens ou des meu-
bles entiers ; il les remonta, selon sa fantaisie, au besoin après les
avoir démontés ; il dépeça des banquettes, des bahuts, des armoires,
pour se faire des matériaux; il détruisit, pour satisfaire son besoin
de créer.
A Paris déjà, Victor Hugo avait fabriqué des meubles. La maison
de la place des Vosges a reçu de M. Koch un très curieux bahut que
Victor Hugo donna à Mme Drouet, pendant qu’il habitait cette maison
même. Le meuble est fait de morceaux de vieux chêne : Victor
Hugo y a encastré deux médaillons : son profil par David d’Angers,
et un buste de guerrier dans une assiette en majolique italienne.
Sur une planchette incrustée dans le fronton, la date de 1843 est
gravée au milieu d’un écusson surmonté d’un chapeau d’évêque.
Dans les trois années dont Victor Hugo employa la moitié à la
décoration de Hauteville House, il compléta son apprentissage d’ébé-