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GAZETTE DES BEAUX-ARTS
au lendemain d’une révolution faite au nom des impitoyables principes !
Aussi loin de la raideur davidienne que de l’élégant débraillé du xvme siècle,
une adorable Tête de Vierge venue du Musée de Dijon rappelle une toile
que M. Guizot, salonnier de 1810, jugeait froidement, sans aucune chaleur
de sympathie divinatrice, alors que les pédants reprenaient de haut ses
incorrections.
Aujourd’hui plus admirables que jamais, non seulement par le sentiment
qui les anime, mais par la conscience qu’ils attestent, les dessins de Prud’hon
ne sont-ils pas une peinture aux deux crayons, dont la pureté mystérieuse
n’a d’autre rivale que la ligne d'Ingres, une peinture au même titre que ces
petites esquisses peintes où la magie de l’art nous désigne aussitôt Vénus et
Adonis? A défaut du tableau resté dans la collection Richard Wallace, ce
menu fragment de matière qui retient tout le génie de son auteur nous appa-
raît doué de la toute-puissante persuasion des chefs-d’œuvre pour illustrer le
charme et la complexité de ses dons : la place encore indécise que l’enchan-
teur occupe sur la cimaise de nos musées nous prouve suffisamment l’indé-
cision qu’il procure aux historiens de l’art ; mais le doux rayonnement de
cette bluette en sait davantage... Acquise parM. Marcille père, c'est l'esquisse
peinte qui séduisait Baudelaire au « Musée classique » du boulevard Bonne-
Nouvelle en 1846 : dans un bain d’ombre et d’or où la majesté d’un fond de
paysage ajoute au riant poème un accent de solitude élégiaque, le peintre
malmené par les salonniers de 1812 rejoint ici la Renaissance, et jamais
Prud’hon n’a mieux mérité son nom de Corrège français. Le retour à l’an-
tique et l’éveil de la sensibilité moderne : voilà les deux grandes conquêtes
parallèles du xvme siècle à son déclin ; l’une devient promptement la pein-
ture sculpturale de David ; l’autre sera le romantisme ; mais Prud’hon n’a-t-il
pas puisé dans le mystère de son cœur le secret de les concilier? Sous le
baiser de l’amour, la statue s’anime, l’âme de l’antiquité se réveille, le pay-
sage s’emplit d’un souffle et l’antique volupté se spiritualise en se voilant
dans le clair-obscur de la pudeur : « La grâce de la nature est dans le mou-
vement d’un bras ; la loi du monde est dans l’expression d’un regard », a
dit Sénancour, ce devancier toujours méconnu des païens mystiques et qui,
mieux encore que Chénier, nous explique le génie de Prud’hon : car, dans
la radieuse mélancolie de son isolement, l inspiration d’un peintre sourit sur
les ruines de toutes les doctrines, comme une fleur sur un tombeau.
RAYMOND BOUYER
GAZETTE DES BEAUX-ARTS
au lendemain d’une révolution faite au nom des impitoyables principes !
Aussi loin de la raideur davidienne que de l’élégant débraillé du xvme siècle,
une adorable Tête de Vierge venue du Musée de Dijon rappelle une toile
que M. Guizot, salonnier de 1810, jugeait froidement, sans aucune chaleur
de sympathie divinatrice, alors que les pédants reprenaient de haut ses
incorrections.
Aujourd’hui plus admirables que jamais, non seulement par le sentiment
qui les anime, mais par la conscience qu’ils attestent, les dessins de Prud’hon
ne sont-ils pas une peinture aux deux crayons, dont la pureté mystérieuse
n’a d’autre rivale que la ligne d'Ingres, une peinture au même titre que ces
petites esquisses peintes où la magie de l’art nous désigne aussitôt Vénus et
Adonis? A défaut du tableau resté dans la collection Richard Wallace, ce
menu fragment de matière qui retient tout le génie de son auteur nous appa-
raît doué de la toute-puissante persuasion des chefs-d’œuvre pour illustrer le
charme et la complexité de ses dons : la place encore indécise que l’enchan-
teur occupe sur la cimaise de nos musées nous prouve suffisamment l’indé-
cision qu’il procure aux historiens de l’art ; mais le doux rayonnement de
cette bluette en sait davantage... Acquise parM. Marcille père, c'est l'esquisse
peinte qui séduisait Baudelaire au « Musée classique » du boulevard Bonne-
Nouvelle en 1846 : dans un bain d’ombre et d’or où la majesté d’un fond de
paysage ajoute au riant poème un accent de solitude élégiaque, le peintre
malmené par les salonniers de 1812 rejoint ici la Renaissance, et jamais
Prud’hon n’a mieux mérité son nom de Corrège français. Le retour à l’an-
tique et l’éveil de la sensibilité moderne : voilà les deux grandes conquêtes
parallèles du xvme siècle à son déclin ; l’une devient promptement la pein-
ture sculpturale de David ; l’autre sera le romantisme ; mais Prud’hon n’a-t-il
pas puisé dans le mystère de son cœur le secret de les concilier? Sous le
baiser de l’amour, la statue s’anime, l’âme de l’antiquité se réveille, le pay-
sage s’emplit d’un souffle et l’antique volupté se spiritualise en se voilant
dans le clair-obscur de la pudeur : « La grâce de la nature est dans le mou-
vement d’un bras ; la loi du monde est dans l’expression d’un regard », a
dit Sénancour, ce devancier toujours méconnu des païens mystiques et qui,
mieux encore que Chénier, nous explique le génie de Prud’hon : car, dans
la radieuse mélancolie de son isolement, l inspiration d’un peintre sourit sur
les ruines de toutes les doctrines, comme une fleur sur un tombeau.
RAYMOND BOUYER