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GAZETTE DES BEAUX-ARTS
avait personne pour l’entendre? Auprès de qui un peintre pouvait-il en
espérer du succès? Les paysans qu’il est supposé défendre n’avaient ni
écus ni regards pour la peinture, la bourgeoisie était satisfaite et la noblesse
était encore loin de ce dilettantisme libéral qui, un siècle et demi plus tard,
applaudissait aux entreprises des démolisseurs de la société établie et prenait
tant de plaisir à être battu, qu il fournissait même les verges.
Les trois autres tableaux de la collection de Seyssel sont des intérieurs.
L’un, qu’on appelle Le Repas de famille, a malheureusement souffert ; mais
la composition est pleine de charme et de vérité1. Tandis que les parents
dînent et qu’une servante apporte un plat, les enfants, deux petites filles et
un garçon, qui est l’aîné, comparaissent devant la table et la jeune mère
leur fait sans colère une remontrance qui s’adresse surtout, semble-t-il, au
garçon. Celui-ci, charmante figure d’enfant blond, comparable aux meilleures
de celles qui sont la joie et la poésie de tant d’œuvres des frères Le Nain, est
attentif à la leçon maternelle et, naïvement, il s’applique à deux mains son
grand chapeau de feutre gris sur la poitrine, pour se donner une contenance.
La composition du tableau que je propose d’intituler Le Jardinier a le
même agrément inédit. Il y a aussi une table, mais c’est une table de cuisine.
Une dame à l’aimable visage, parée de discrète élégance bourgeoise, est assise
dans l’attitude de quelqu’un qui donne ou va donner des ordres à ses servi-
teurs. Ses enfants, debout près de la table, s’intéressent à ce qu’ils voient ; de
tout temps, les enfants ont aimé la fréquentation des cuisines. Cette salle,
cependant, est-elle une cuisine? C’est possible. Dans ce cas, la maîtresse de
maison y aurait convoqué le jardinier qui doit rendre compte de son office.
Celui-ci, la bêche à la main, s’avance vers la dame de céans et, dans un
geste d’hommage qui est charmant à la fois de respect et de liberté, il lui
offre une rose. Derrière la table, une femme de service contemple la scène en
s’appuyant sur son balai. Le geste d’hommage s’explique peut-être encore
mieux si l'on suppose que le lieu de la scène est la propre maison du jardi-
nier, que la dame du château vient d’y entrer avec ses enfants, et que le jar-
dinier lui souhaite la bienvenue, tandis que sa femme (la servante au balai)
s’arrête, par révérence, dans sa besogne.
t. On en connaît deux autres exemplaires: l’un fit partie de la collection, dispersée
depuis trente ans, de Mme Kestner; l’autre était naguère chez M. Prarond, à Abbeville.
L’expert Lebrun signale deux des exemplaires du Repas de famille à la lin du xvme siècle :
l’un était dans la célèbre collection formée par M. Poullain, receveur général des domaines
du Roi, et, d’après Lebrun, il n’en était jamais sorti avant la vente qui eut lieu en 1780;
l’autre appartint successivement au duc de Choiseul et au prince de Conti (cf. Valabrègue,
Les frères Lenain, p. 118). La collection du prince de Conti fut vendue en 1777 ; elle con-
tenait une autre œuvre des Le Nain, l’admirable tableau de la Forge, qui avait passé aussi
par la galerie de Choiseul.
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avait personne pour l’entendre? Auprès de qui un peintre pouvait-il en
espérer du succès? Les paysans qu’il est supposé défendre n’avaient ni
écus ni regards pour la peinture, la bourgeoisie était satisfaite et la noblesse
était encore loin de ce dilettantisme libéral qui, un siècle et demi plus tard,
applaudissait aux entreprises des démolisseurs de la société établie et prenait
tant de plaisir à être battu, qu il fournissait même les verges.
Les trois autres tableaux de la collection de Seyssel sont des intérieurs.
L’un, qu’on appelle Le Repas de famille, a malheureusement souffert ; mais
la composition est pleine de charme et de vérité1. Tandis que les parents
dînent et qu’une servante apporte un plat, les enfants, deux petites filles et
un garçon, qui est l’aîné, comparaissent devant la table et la jeune mère
leur fait sans colère une remontrance qui s’adresse surtout, semble-t-il, au
garçon. Celui-ci, charmante figure d’enfant blond, comparable aux meilleures
de celles qui sont la joie et la poésie de tant d’œuvres des frères Le Nain, est
attentif à la leçon maternelle et, naïvement, il s’applique à deux mains son
grand chapeau de feutre gris sur la poitrine, pour se donner une contenance.
La composition du tableau que je propose d’intituler Le Jardinier a le
même agrément inédit. Il y a aussi une table, mais c’est une table de cuisine.
Une dame à l’aimable visage, parée de discrète élégance bourgeoise, est assise
dans l’attitude de quelqu’un qui donne ou va donner des ordres à ses servi-
teurs. Ses enfants, debout près de la table, s’intéressent à ce qu’ils voient ; de
tout temps, les enfants ont aimé la fréquentation des cuisines. Cette salle,
cependant, est-elle une cuisine? C’est possible. Dans ce cas, la maîtresse de
maison y aurait convoqué le jardinier qui doit rendre compte de son office.
Celui-ci, la bêche à la main, s’avance vers la dame de céans et, dans un
geste d’hommage qui est charmant à la fois de respect et de liberté, il lui
offre une rose. Derrière la table, une femme de service contemple la scène en
s’appuyant sur son balai. Le geste d’hommage s’explique peut-être encore
mieux si l'on suppose que le lieu de la scène est la propre maison du jardi-
nier, que la dame du château vient d’y entrer avec ses enfants, et que le jar-
dinier lui souhaite la bienvenue, tandis que sa femme (la servante au balai)
s’arrête, par révérence, dans sa besogne.
t. On en connaît deux autres exemplaires: l’un fit partie de la collection, dispersée
depuis trente ans, de Mme Kestner; l’autre était naguère chez M. Prarond, à Abbeville.
L’expert Lebrun signale deux des exemplaires du Repas de famille à la lin du xvme siècle :
l’un était dans la célèbre collection formée par M. Poullain, receveur général des domaines
du Roi, et, d’après Lebrun, il n’en était jamais sorti avant la vente qui eut lieu en 1780;
l’autre appartint successivement au duc de Choiseul et au prince de Conti (cf. Valabrègue,
Les frères Lenain, p. 118). La collection du prince de Conti fut vendue en 1777 ; elle con-
tenait une autre œuvre des Le Nain, l’admirable tableau de la Forge, qui avait passé aussi
par la galerie de Choiseul.