CHAPITRE PREMIER.
9
Quand on rapproche cette lettre, datée du 11 juillet 1539, du procès-
verbal découvert par M. Bertolotti et dont nous avons cité plus haut un
fragment, il devient très-vraisemblable que l’artiste emprisonné qui avait
excité la colère de Leoni, que le maître, « lui aussi d’excellente industrie,
de grande renommée », dont la seule rivalité suffisait à témoigner de l’ex-
cellence de son adversaire, ne devait être autre que Gellini ’. Le con-
cours des circonstances, la concordance des documents, la coïncidence
des dates 2, tout paraît l’établir d’une manière presque incontestable.
Dans le récit de sa captivité au fort Saint-Ange, le Florentin affirme que
Leoni fut complice et même agent d’un attentat contre sa vie, tentative
dont il suppose que ses ennemis de la Cour pontificale auraient été les
instigateurs. Voici le passage des Mémoires de Benvenuto :
« Ce messer Durante de Brescia, dont j’ai déjà parlé, se concerta avec ce
soldat, ancien apothicaire de Prato, pour me faire prendre, en le délayant dans
mes aliments, quelque poison capable de me faire mourir, non pas sur-le-
champ, mais en quatre ou cinq mois. Ils imaginèrent donc de mêler à ma nour-
riture du diamant pilé. Le diamant, en soi, n’est nullement un poison; mais, en
raison de sa dureté extraordinaire, il est seul à conserver des pointes extrême-
ment aiguës, à l’opposé de toutes les autres pierres, dont la même opération
arrondit les angles. Dans le mouvement que font les aliments par le travail de la
digestion, le diamant qui a été introduit avec eux se fixe aux parois de l’estomac
et des intestins, et il les perfore peu à peu, à mesure que quelque nourriture
nouvelle vient le pousser en avant. D’où il résulte que l’on meurt. Tout au con-
traire, le verre ou une autre pierre quelconque n’a pas la force de s’attacher aux
parois et passe avec les aliments. Messer Durante remit donc un diamant d’une
certaine valeur à un de mes gardiens. Un certain Leone Aretino , orfèvre, mon
grand ennemi, fut, dit-on, chargé du soin de le réduire en poudre. Or, comme
Leone était très-pauvre, et que le diamant pouvait valoir plusieurs dizaines
d’écus, il remit au gardien une autre poudre en lui faisant croire que c’était
celle du diamant qu’on lui avait ordonné de me faire prendre. Un vendredi
matin, on la répandit dans tous mes aliments, la salade et le ragoût, aussi bien
que la soupe. Je mangeai de bon appétit, car ce jour-là étant fête, j’avais jeûné
la veille au soir. Je sentis bien, à la vérité, quelque chose craquer sous mes
dents; mais je n’étais nullement en garde contre une telle scélératesse. Lorsque
j’eus fini mon repas, mes yeux vinrent à rencontrer dans une assiette placée
avec lequel Michel-Ange sait avec tant d’art faire
fuir ses lignes et les mettre en relief. En somme,
les promesses que nous font ses productions sont
grandes, et elles ne sont pas moins certaines. De
Venise, le li juillet 1539. »
Tant de compliments à l’adresse de Paul III
avaient pour objectif le chapeau de cardinal,
auquel l’audacieux pamphlétaire avait l’effron-
terie de prétendre et qu’il se flattait alors d’obte-
nir. Titien se rendit plus tard à Rome, et il exé-
cuta, en effet, le portrait du Pontife.
1 M. Carlo Casati l’avait déjà supposé. Nous
ne craignons pas d’être taxé d’imprudence en
nous montrant plus affirmatif que lui sur ce
point.
2 Benvenuto Gellini sortit de prison dans les
derniers jours de novembre ou les premiers de
décembre 1539.
2
9
Quand on rapproche cette lettre, datée du 11 juillet 1539, du procès-
verbal découvert par M. Bertolotti et dont nous avons cité plus haut un
fragment, il devient très-vraisemblable que l’artiste emprisonné qui avait
excité la colère de Leoni, que le maître, « lui aussi d’excellente industrie,
de grande renommée », dont la seule rivalité suffisait à témoigner de l’ex-
cellence de son adversaire, ne devait être autre que Gellini ’. Le con-
cours des circonstances, la concordance des documents, la coïncidence
des dates 2, tout paraît l’établir d’une manière presque incontestable.
Dans le récit de sa captivité au fort Saint-Ange, le Florentin affirme que
Leoni fut complice et même agent d’un attentat contre sa vie, tentative
dont il suppose que ses ennemis de la Cour pontificale auraient été les
instigateurs. Voici le passage des Mémoires de Benvenuto :
« Ce messer Durante de Brescia, dont j’ai déjà parlé, se concerta avec ce
soldat, ancien apothicaire de Prato, pour me faire prendre, en le délayant dans
mes aliments, quelque poison capable de me faire mourir, non pas sur-le-
champ, mais en quatre ou cinq mois. Ils imaginèrent donc de mêler à ma nour-
riture du diamant pilé. Le diamant, en soi, n’est nullement un poison; mais, en
raison de sa dureté extraordinaire, il est seul à conserver des pointes extrême-
ment aiguës, à l’opposé de toutes les autres pierres, dont la même opération
arrondit les angles. Dans le mouvement que font les aliments par le travail de la
digestion, le diamant qui a été introduit avec eux se fixe aux parois de l’estomac
et des intestins, et il les perfore peu à peu, à mesure que quelque nourriture
nouvelle vient le pousser en avant. D’où il résulte que l’on meurt. Tout au con-
traire, le verre ou une autre pierre quelconque n’a pas la force de s’attacher aux
parois et passe avec les aliments. Messer Durante remit donc un diamant d’une
certaine valeur à un de mes gardiens. Un certain Leone Aretino , orfèvre, mon
grand ennemi, fut, dit-on, chargé du soin de le réduire en poudre. Or, comme
Leone était très-pauvre, et que le diamant pouvait valoir plusieurs dizaines
d’écus, il remit au gardien une autre poudre en lui faisant croire que c’était
celle du diamant qu’on lui avait ordonné de me faire prendre. Un vendredi
matin, on la répandit dans tous mes aliments, la salade et le ragoût, aussi bien
que la soupe. Je mangeai de bon appétit, car ce jour-là étant fête, j’avais jeûné
la veille au soir. Je sentis bien, à la vérité, quelque chose craquer sous mes
dents; mais je n’étais nullement en garde contre une telle scélératesse. Lorsque
j’eus fini mon repas, mes yeux vinrent à rencontrer dans une assiette placée
avec lequel Michel-Ange sait avec tant d’art faire
fuir ses lignes et les mettre en relief. En somme,
les promesses que nous font ses productions sont
grandes, et elles ne sont pas moins certaines. De
Venise, le li juillet 1539. »
Tant de compliments à l’adresse de Paul III
avaient pour objectif le chapeau de cardinal,
auquel l’audacieux pamphlétaire avait l’effron-
terie de prétendre et qu’il se flattait alors d’obte-
nir. Titien se rendit plus tard à Rome, et il exé-
cuta, en effet, le portrait du Pontife.
1 M. Carlo Casati l’avait déjà supposé. Nous
ne craignons pas d’être taxé d’imprudence en
nous montrant plus affirmatif que lui sur ce
point.
2 Benvenuto Gellini sortit de prison dans les
derniers jours de novembre ou les premiers de
décembre 1539.
2