246 RECUEIL DES LETTRES
LETTRE C X I.
A M. HELVETIUS.
A Cirey, 2$ février.
■™™™” iV a 0 N cher ami, l’ami des Muses et de la vérité ,
1 •'^9* votre épître est pleine d une hardiesse de raison bien
au-dessus de votre âge, et plus encore de nos lâches
et timides écrivains qui riment pour leurs libraires,
qui se resserrent sous le compas d un censeur royal
envieux ou plus timide qu’eux. Misérables oiseaux
à qui on rogne les ailes , qui veulent s’élever, et qui
retombent en se cassant les jambes ! Vous avez un
génie mâle , et votre ouvrage étincelle d’imagination.
J’aime mieux quelques-unes de vos sublimes fautes
que les médiocres beautés dont on nous veut affadir.
Si vous me permettez de vous dire en général ce que
je pense pour les progrès qu’un si bel art peut faire
entre vos mains, je vous dirai : Craignez, en atteignant
le grand , de sauter au gigantesque ; n’offrez que des
images vraies, et servez-vous toujours du mot propre.
Voulez-vous une petite règle infaillible pour les vers,
la voici. Quand une pensée est juste et noble, il n’y
a encore rien de fait ; il faut voir si la manière dont
vous l’exprimez en vers serait belle en prose ; et si
votre vers , dépouillé de la rime et de la césure,
vous paraît alors chargé d’un mot supersiu ; s’il y a
dans la construction le moindre défaut ; si une con-
jonction est oubliée ; enfin, si le mot le plus propre
LETTRE C X I.
A M. HELVETIUS.
A Cirey, 2$ février.
■™™™” iV a 0 N cher ami, l’ami des Muses et de la vérité ,
1 •'^9* votre épître est pleine d une hardiesse de raison bien
au-dessus de votre âge, et plus encore de nos lâches
et timides écrivains qui riment pour leurs libraires,
qui se resserrent sous le compas d un censeur royal
envieux ou plus timide qu’eux. Misérables oiseaux
à qui on rogne les ailes , qui veulent s’élever, et qui
retombent en se cassant les jambes ! Vous avez un
génie mâle , et votre ouvrage étincelle d’imagination.
J’aime mieux quelques-unes de vos sublimes fautes
que les médiocres beautés dont on nous veut affadir.
Si vous me permettez de vous dire en général ce que
je pense pour les progrès qu’un si bel art peut faire
entre vos mains, je vous dirai : Craignez, en atteignant
le grand , de sauter au gigantesque ; n’offrez que des
images vraies, et servez-vous toujours du mot propre.
Voulez-vous une petite règle infaillible pour les vers,
la voici. Quand une pensée est juste et noble, il n’y
a encore rien de fait ; il faut voir si la manière dont
vous l’exprimez en vers serait belle en prose ; et si
votre vers , dépouillé de la rime et de la césure,
vous paraît alors chargé d’un mot supersiu ; s’il y a
dans la construction le moindre défaut ; si une con-
jonction est oubliée ; enfin, si le mot le plus propre