TÊTES DU JOUR
M. CHALLEMEL-LACOUR
On l’a de deux fauteuils honoré tour à tour.
Dame!... Un pour Challemel et l’autre pour Lacour.
entretenir la torche. Je regardais tout cela, le cœur
serré. Ce n’est pas gai d'entrer de nuit dans une
izba de moujik. Le marmot du berceau avait la res-
piration rapide et pénible.
— Tu es seule? demandai-je à la jeune fille.
— Seule.
— Tu es la fille du forestier?
— Du forestier, murmura-t-elle comme un écho.
La porte cria, le garde entra, releva la lanterne
posée à terre et l’alluma.
— Vous n avez certainement pas l'habitude de nos
orches, dit-il en secouant ses cheveux.
Je regardai mon hôte. J’avais rarement vu un
homme aussi beau. Il était grand, large d’épaules et
de poitrine, d'une taille parfaite. Sa chemise déchi-
rée laissait voir ses muscles puissants. Sa barbe
noire cachait la moitié de son visage. Ses traits
étaient austères, mâles, et ses sourcils, pendants
sur ses yeux, aiguisaient l’éclat de ses prunelles. Il
mit ses poings sur ses hanches et s’arrêta devant
moi. Je le remerciai et lui demandai son nom.
— Foma, surnommé le Biriouk, dit-il.
Je le regardai avec une curiosité redou olée. Er-
molaï et d’autres m’avaient souvent parlé du Biriouk,
que tous les moujiks de la contrée redoutaient
comme la foudre. A les entendre, jamais homme
n'avait eu cette activité : nul moyen avec lui de voler
un fagot ou seulement une petite brassée de bois
mort. A quelque heure que ce fût, quelque temps
qu’il fît, il vous tombait sur la tête comme la neige.
11 était inutile de lutter contre lui, fort et habile
comme un diable! Et on ne pouvait le corrompre :
ni vin, ni argent, rien n’avait prise sur lui. On lui
avait tendu dos pièges où il aurait dû vingt fois se
casser le cou, mais rien ne prévalait contre lui.
Voilà ce que contaient les moujiks voisins du Bi-
riouk.
— Ah! c’est toi qu'on appelle le Biriouk. Eh bien,
Irère, je te connais; tu es celui qui ne pardonne pas.
— Je fais mon devoir, répondit-il. Il ne faut pas
manger le pain du maître sans le gagner.
Il tira de sa ceinture une hache, s’assit sur le
plancher et se mit à tailler des torches.
— Tu n'as donc pas do baba? lui demandai-je.
— Non, répondit-il; et il s’anima à l’ouvrage.
— Morte, probablement?
— Non... oui... morte si vous voulez, ajouta-t-il; et
il se détourna.
Je me tus; il leva les yeux et me regarda.
— Elle s’est enfuie avec un mestchanine de pas-
sage, dit-il. Et un sourire dur plissa ses lèvres.
La petite fille baissa les yeux, l’enfant s’éveilla et
se mit à crier, sa sœur se redressa pour regarder
dans le berceau,
— Tiens, dit le Biriouk, donne-lui cola. Et il lui
tendit un biberon sale...
Il allajusqu’à la porte.
— Voilà quelle l’a quitté lui aussi, continua-t-il à
demi voix en désignant l’enfant.
Il tourna la tête.
— Je crois, bârine, que vous ne mangerez pas vo-
lontiers de notre pain; et ici, sauf du pain...
— Je n'ai pas faim.
— Eh bien! comme il vous plaira. Mettre le sa-
movar, à quoi bon? Je n’ai pas de thé. Je vais voir ce
que fait votre jument.
Il sortit en faisant claquer la porte. Je jetai des
regards çà et là; la chambre me parut encore plus
triste qu’auparavant, une âcre senteur de vieille
fumée gênait ma respiration. La jeune fille restait
immobile et tenait les yeux baissés; de temps en
temps, elle balançait le berceau et ramenait timide-
ment sa chemise sur ses épaules.
— Comment te nommes-tu? lui demandai-je.
— Oulita, répondit-elle en baissant encore plus
son visage triste.
Le forestier rentra et s’assit sur le banc.
— JVouragan s’éloigne, dit-il après un moment de
silence. Si vous l'ordonnez, je vous accompagnera
jusqu’à la lisière du bois.
Je me levai. Le Biriouk prit son fusil et inspecta
l’amorce.
— Pourquoi votre fusil? lui dis-je.
— On maraude dans la forêt, répondit-il; on coupe
un arbre du côté du ravin de Kobil.
— Tu entends cela d’ici?
— De ma cour.
Nous sortîmes ensemble.
J. Tourguéneff.
{La fin à demain.)
M. CHALLEMEL-LACOUR
On l’a de deux fauteuils honoré tour à tour.
Dame!... Un pour Challemel et l’autre pour Lacour.
entretenir la torche. Je regardais tout cela, le cœur
serré. Ce n’est pas gai d'entrer de nuit dans une
izba de moujik. Le marmot du berceau avait la res-
piration rapide et pénible.
— Tu es seule? demandai-je à la jeune fille.
— Seule.
— Tu es la fille du forestier?
— Du forestier, murmura-t-elle comme un écho.
La porte cria, le garde entra, releva la lanterne
posée à terre et l’alluma.
— Vous n avez certainement pas l'habitude de nos
orches, dit-il en secouant ses cheveux.
Je regardai mon hôte. J’avais rarement vu un
homme aussi beau. Il était grand, large d’épaules et
de poitrine, d'une taille parfaite. Sa chemise déchi-
rée laissait voir ses muscles puissants. Sa barbe
noire cachait la moitié de son visage. Ses traits
étaient austères, mâles, et ses sourcils, pendants
sur ses yeux, aiguisaient l’éclat de ses prunelles. Il
mit ses poings sur ses hanches et s’arrêta devant
moi. Je le remerciai et lui demandai son nom.
— Foma, surnommé le Biriouk, dit-il.
Je le regardai avec une curiosité redou olée. Er-
molaï et d’autres m’avaient souvent parlé du Biriouk,
que tous les moujiks de la contrée redoutaient
comme la foudre. A les entendre, jamais homme
n'avait eu cette activité : nul moyen avec lui de voler
un fagot ou seulement une petite brassée de bois
mort. A quelque heure que ce fût, quelque temps
qu’il fît, il vous tombait sur la tête comme la neige.
11 était inutile de lutter contre lui, fort et habile
comme un diable! Et on ne pouvait le corrompre :
ni vin, ni argent, rien n’avait prise sur lui. On lui
avait tendu dos pièges où il aurait dû vingt fois se
casser le cou, mais rien ne prévalait contre lui.
Voilà ce que contaient les moujiks voisins du Bi-
riouk.
— Ah! c’est toi qu'on appelle le Biriouk. Eh bien,
Irère, je te connais; tu es celui qui ne pardonne pas.
— Je fais mon devoir, répondit-il. Il ne faut pas
manger le pain du maître sans le gagner.
Il tira de sa ceinture une hache, s’assit sur le
plancher et se mit à tailler des torches.
— Tu n'as donc pas do baba? lui demandai-je.
— Non, répondit-il; et il s’anima à l’ouvrage.
— Morte, probablement?
— Non... oui... morte si vous voulez, ajouta-t-il; et
il se détourna.
Je me tus; il leva les yeux et me regarda.
— Elle s’est enfuie avec un mestchanine de pas-
sage, dit-il. Et un sourire dur plissa ses lèvres.
La petite fille baissa les yeux, l’enfant s’éveilla et
se mit à crier, sa sœur se redressa pour regarder
dans le berceau,
— Tiens, dit le Biriouk, donne-lui cola. Et il lui
tendit un biberon sale...
Il allajusqu’à la porte.
— Voilà quelle l’a quitté lui aussi, continua-t-il à
demi voix en désignant l’enfant.
Il tourna la tête.
— Je crois, bârine, que vous ne mangerez pas vo-
lontiers de notre pain; et ici, sauf du pain...
— Je n'ai pas faim.
— Eh bien! comme il vous plaira. Mettre le sa-
movar, à quoi bon? Je n’ai pas de thé. Je vais voir ce
que fait votre jument.
Il sortit en faisant claquer la porte. Je jetai des
regards çà et là; la chambre me parut encore plus
triste qu’auparavant, une âcre senteur de vieille
fumée gênait ma respiration. La jeune fille restait
immobile et tenait les yeux baissés; de temps en
temps, elle balançait le berceau et ramenait timide-
ment sa chemise sur ses épaules.
— Comment te nommes-tu? lui demandai-je.
— Oulita, répondit-elle en baissant encore plus
son visage triste.
Le forestier rentra et s’assit sur le banc.
— JVouragan s’éloigne, dit-il après un moment de
silence. Si vous l'ordonnez, je vous accompagnera
jusqu’à la lisière du bois.
Je me levai. Le Biriouk prit son fusil et inspecta
l’amorce.
— Pourquoi votre fusil? lui dis-je.
— On maraude dans la forêt, répondit-il; on coupe
un arbre du côté du ravin de Kobil.
— Tu entends cela d’ici?
— De ma cour.
Nous sortîmes ensemble.
J. Tourguéneff.
{La fin à demain.)
Werk/Gegenstand/Objekt
Titel
Titel/Objekt
Têtes du jour
Weitere Titel/Paralleltitel
Serientitel
Le charivari
Sachbegriff/Objekttyp
Inschrift/Wasserzeichen
Aufbewahrung/Standort
Aufbewahrungsort/Standort (GND)
Inv. Nr./Signatur
ZST 207 D RES
Objektbeschreibung
Objektbeschreibung
Bildunterschrift: M. Challemel-Lacour On l'a de deux fauteuils honoré tour à tour. Dame!... Un pour Challemel et l'autre pour Lacour.
Kommentar
Unidentifizierte Signatur
Maß-/Formatangaben
Auflage/Druckzustand
Werktitel/Werkverzeichnis
Herstellung/Entstehung
Entstehungsdatum
um 1893
Entstehungsdatum (normiert)
1888 - 1898
Entstehungsort (GND)
Auftrag
Publikation
Fund/Ausgrabung
Provenienz
Restaurierung
Sammlung Eingang
Ausstellung
Bearbeitung/Umgestaltung
Thema/Bildinhalt
Thema/Bildinhalt (GND)
Literaturangabe
Rechte am Objekt
Aufnahmen/Reproduktionen
Künstler/Urheber (GND)
Reproduktionstyp
Digitales Bild
Rechtsstatus
In Copyright (InC) / Urheberrechtsschutz
Creditline
Le charivari, 62.1893, Avril, S. 375
Beziehungen
Erschließung
Lizenz
CC0 1.0 Public Domain Dedication
Rechteinhaber
Universitätsbibliothek Heidelberg