L' Eclipse: journal hebdomadaire politique, satirique et illustré (9.1876)

Il»

L'ÉCLIPSÉ, REVUE COMIQUE ILLUSTREE

!) juillet 1876.

L'HOMME DU JOUR

Cette tète pleine, grasse et forte, encadrée dans un
collier de barbe grisonnante et courte, que vous
voyez au-dessus de ce bureau « où tant d'or se re-
lève en bosse », entre un verre d' eau sucrée et une
sonnette, c'est celle de M. Jules Grévy, l'homme le
moins discuté de France et même de l'Europe en-
tière : c'est le président de la Chambre des députés
de 1876; il a déjà présidé à l'Assemblée de 1871 :
c'est le président-né.

Voyez-le. Il a
l'œil mi-clos, il
parait sommeil-
ler. Écoute-t-il?
regarde-t-il? On
ne sait. Il pré-
side. Mais il
parle : le geste
est lent, la voix
sourde et pe-
sante. Une ma-
jestueuse lassi-
tude paraît l'ac-
cabler. Cepen-
dant l'orage

parlementaire
est déchaîné!: la
sonnette est
impuissante à
ramener le cal-
me. Comme les
sons d'une clo-
chette battue
par les vents,
son bruit se
perd dans les

interrup tions,
les cris, le fra-
cas des pupitres.
Il se lève alors,
la poitrine en
avant, la tète
haute, les sour-
cils froncés ; il
assène sur le nez

des perturbateurs une chiquenaude olympienne en
forme de leçon de règlement ou de rappel aux con-
venances. Parfois, le rappel à l'ordre échappe à sa
lèvre irritée. Le silence se fait, il se rassied et se
rendort dans sa solennelle indifférence.

Mais quel est cet homme tranquille et souriant,
aux épaules rondes, fort et replet, qui, penché sur
le tapis vert d'un billard, manie la queue d'un jeu
si sûr et si ferme? Il s'épanouit en comptant les ca-
rambolages.

On le félicite : il triomphe modestement . C'est
quelque bourgeois de province, quelque notaire ou
quelque avoué qui se délasse au cercle. Non, c"est

M. Grévy. Le noble jeu qui a fait, sous le grand
roi, la fortune de l'incapable ministre Chamillard,
est le jeu auquel s'adonne avec passion le président
de la Chambre des députés de la République. Après
avoir compté les voix au scrutin, il compte les points
au jeu, et on assure qu'il rend des points aux adver-
saires les plus redoutables, comme il en pourrait
rendre, même de la main gauche, aux droitiers les
plus furibonds, sur l'échiquier parlementaire.

Mais M. Grévy n'est pas seulement le président
modèle et le joueur de billard le plus solide du

Parlement et de
la basoche, c'est
aussi, malgré le
proverbe,l'hom-
me « qui a été
prophète en son
pays. » Il a, en
effet, été pro-
phète un jour :
on ne l'a, natu-
rellement, pas
écouté, mais il
a vécu assez
pour jouir du
triomphe de sa
prévoyance et
en recueillir
tout l'honneur.
Député du Jura
en 1848, il avait
présenté un
amendement
qui eût préser-
vé la deuxième
République de
la présidence de
Louis-Napoléon
Bonaparte. L'a-
mendement fut
repoussé par les
hommes à prin-
cipes, et l'inno-
cente Républi-
que se précipita
follement dans
les bras du si-
nistre drôle qui devait la violer, dans une nuit de
Décembre.

L'amendement Grévy ! Voilà le titre de gloire du
président de la Chambre, et, comme c'est un homme
prudent et avisé, il n'en a pas cherché d'autre. C'est
le laurier solide sur lequel il se repose depuis plus
de vingt-cinq ans. Si nous avions à composer un
blason pour cet homme austère, pour ce froid et
fier démocrate, nous le figurerions ainsi : De gueu-
les, à la sonnette d'or en chef, aux queues de billard
d'argent en croix ; pour devise, le texte de l'amen-
dement, et, pour supports, à droite, M. de Gavardie
en chimère et, à gauche, M. de Broglie en renard.