L' Eclipse: journal hebdomadaire politique, satirique et illustré (10.1877)

LA MÈRE DE LA DÉBUTANTE

Littérature.

Le cabinet de M. Trois-Pilules, directeur d'une grande scène.

— Trois heures de l'après-midi. —- Un huissier introduit
Mlla Lucrèce, dont la mère respectable reste dans l'anti-
chambre avec le stoïcisme d'un parapluie.

trois-mlules, feuilletant un dossier. — Voici, ma-
demoiselle, la lettre que vous m'avez adressée...
Vous voulez entrer au théâtre... Vous êtes bien jeune
encore... Les dons de la nature ne suffisent pas...
L'art, mademoiselle, est long et difficile... Avez-vous
déjà joué ?

Lucrèce. — Non, monsieur, jamais.

— Avez-vous suivi les cours du Conservatoire !

— Non, monsieur.

— Vous êtes encore à l'âge où on étudie... Vous
aurez sans doute de l'avenir, mais il faut aller au

Conservatoire, gagner des prix, et enfin faire vos
premières armes à l'Odéon, si vous voulez aborder
le grand répertoire... Ici nous avons plusieurs jeunes
personnes qui attendent l'occasion de se produire et
dont le talent déjà constaté, encouragé par des con-
naisseurs, n'a pu encore se faire jour... Vous avez
tout ce qu'il faut pour réussir (il la regarde), et j'es-
père bientôt vous accueillir comme une espérance
(Use lève)... une promesse (il sourit)... une fleur de-
venue fruit (Lucrèce rougit)... et avec du travail...
l'amour de votre art... mademoiselle, vous nous re-
viendrez bientôt... toujours jeune... mais plus expé-
rimentée dans une carrière où le premier pas décide
de toute la vie.

Lucrèce, à part. — Comme ce monsieur est bon !
(Elle sort et rejoint sa mère.) Maman, il m'a parlé
comme un père.

la mère. — On me l'avait dit, ma fille. (A part.)
Quel joli ratage ! (Haut.) Tu as l'air si innocente !...
ta vertu, ma Lucrèce, c'est toute notre fortune.
Quand tu auras mangé le capital, nous en aurons le
revenu, comme dit Eugène.

— 11 m'aime bien, Eugène.

— Lui? Lucrèce, méfie-toi.