N°-216
copié d'après nalure, ayant près d'elle une lampe,
compagne fidèle de ses veilles, et, à sa portée,
les instruments téléphoniques qui la mettent en
La Maternité. — Médaille do Roly,
pour la naissance cl le baptême de son fils.
communication avec tous les points de la cité...
M. Rotv, avec ses qualités si françaises de spon-
tanéité, de clarté et de charme,"est le plus sé-
duisant des poètes, le plus persuasif dés histo-
riens.
Viclor Ciiampier.
Prix Audéoud (Académie des sciences morales et politiques)
Médaille de Chaplain.
PAOLO UCELLO — MASACCIO
ANDREA DEL CASTAGNO
Paolo Ucello.
Les trois grands peintres dont nous avons
raconté succinctement la vie, Cimabue, Giotlo,
Orcagna, forment la première époque de l'école ;
toscane; Cimabue, disciple des Grecs modernes, j
avait perfectionné leur art; Giotlo l'avait fait ,
reculer ou plutôt remonter jusqu'au goût de
l'ancienne Grèce; Orcagna l'avait lancé dans la
voie des hautes compositions religieuses, et si
nous plaçons l'école toscane la première, ce
n'est pas qu'elle ait seule fourni des peintres à
l'Italie dans cette époque de renaissance;
mais c'est que, dans les trois grands hommes
qu'elle produisit presque coup sur coup, se ré-
sument à peu près toutes les qualités de l'art
moderne.
Ceux qui vivent à la campagne savent qu au j
printemps les arbres se couvrent d'abord de
petits bourgeons verls et roses à peine percep-
tibles; qu'après ce premier effort la nature se
repose quelques jours et que l'arbre et ses
bourgeons semblent dormir; puis un matin, en
sortant, vous êtes tout surpris de trouver ce
chêne qui, la veille, était encore noir et nu,
tout couvert de belles feuilles vertes. Une
nuit, une rosée, un rayon de soleil, ont fait
tout cela. Il en est de môme dans les arts.
La providence, comme la nature, produit tout
par élans. Ainsi, après cette naissance subite
de la peinture, après cetLe enfance si vite arri-
vée à l'adolescence, l'art reste plusieurs années
slaiionnaire. A la suite de ces trois maîtres, vint
leur école, c'est-à-dire l'imitation, c'est-à-dire
la dégénérescence ; leurs qualités puissantes
allèrent se délayant sous le pinceau de quelques
vingtaines d'artistes, qu'il faut appeler ouvriers,
car ils regardaient derrière eux au lieu de re-
garder devant : ces disciples élaient, il est vrai,
plus habiles que leurs devanciers en certaines
parties; mais, sur ce point, l'œuvre n'est rien,
la date est tout.
Cependant, comme il y a toujours un travail !
dans les entrailles du volcan, môme quand il ne
jetje pas de flammes, et que, s'il se fait, c'est
qu'il prépare une éruplion; de môme, dans
1 histoire de l'art, on Lrouve des époques de ges-
tation où s'élaborent intérieurement et silen-
cieusement les ères créatrices. Ainsi, du Giotto
a Masaccio, c'est-à-dire de 1336 à 1420, se ras-
semblèrent tous les éléments de la seconde
époque glorieuse de l'école toscane.
D'abord les peintres, devenus une espèce de
peuple où s'agrégeaient sans cesse de nou-
veaux membres, voulurent donner à leur art
droit de cité et se formèrent en académie ou
corporation sous le patronage de Saint-Luc.
Puis, comme la peinture n'était pas un art assez
relevé pour vivre par lui-môme, il alla s'élayant
sur tous les métiers qui se mêlaient avec lui ;
il appela comme collègues les selliers, les me-
nuisiers, les doreurs, les vernisseurs, les coffre-
tiers, car souvent les peintres allaient, dans la
boutique même de ces ouvriers, décorer de
peintures les écus, les selles, les coffres de
mariage, les diptyques, les encognures ; aussi
les menuisiers mettaient-ils quelquefois leur
nom avant celui du peintre, et plus tard il fallut
des arrêts judiciaires pour forcer tous ces arti-
sans à ne plus se ranger clans la corporation des
peintres. Cependant cette associalion donnait
de la consistance aux peintres, en introduisant
leur art dans les habitudes de la vie privée, en
le mêlant aux jouissances du luxe et aux adora-
tions chrétiennes. Celle époque de transition
et de préparation faisait son œuvre; le nombre
des artistes s'accroissait chaque jour ; les pro-
cédés mécaniques de l'art se trouvaient ou se
perfectionnaient : le siècle des Médicis avait
commencé : les marbriers, les orfèvres affluaient
à Florence; de tous côlés on voyait éclore!
Lucca délia Robbia créant la sculpture en terre,
inventait à la fois le secret de travailler l'argile,
celui de rendre son travail éternel comme les
sculptures, en le vernissant, et l'art de le va-
rier, comme des peintures, en le coloriant. Bru-
nelleschi, dans l'architeclure, Piero délia Fran-
cesca, en peinture, appliquaient les premiers
la géométrie à leur art : c'était partout ce fré-
missement inquiet, celle agitation en tout sens
qui annonce une grande époque ; une foule d'ar-
lisles utiles et intelligents naissaient, qui appor-
taient tous leur pierre à l'édifice, travaillant
pour l'art et non pour eux, victimes dévouées à
la gloire des autres, car ils ne faisaient que pré-
parer les voies aux hommes de génie, et le
siècle amené par eux et qui devait les suivre,
devait aussi les faire oublier.
C'est une chose à laquelle j'ai souvent pensé
avec attendrissement que l'existence de ces
artistes placés ainsi sur le seuil des ères fa-
meuses et destinés à remplir seulement, pour
ainsi dire, l'office de ceux qui broient les cou-
leurs et qui fendent la toile ; existences labo-
rieuses, inquiètes, souffrantes, qui s'usent infa-
tigablement à trouver une vérité dont leurs
successeurs feront une création; et, à cause de
cela, j'ai toujours aimé et plaint un peintre
presque inconnu de nos jours, et en qui se ré-
sumenl complètement toutes les douleurs et
tout le travail de la vie de ces hommes qui nais-
sent et vivent pour les aulres : ce peintre est un
Florentin nommé Paolo Ucello.
Un grand obstacle entravait la marche de la
peinture ; l'art de la perspective était encore
inconnu; les essais de Piero délia Francesca et
de Brunelleschi n'avaient fait qu'indiquer la
route; il restait à la frayer : or, dès qu'une in-
vention a besoin d'être trouvée, un homme ar-
rive toujours qui la trouve. Paolo Ucello naquit.
Après quelques premières études de mathéma-
tiques, il s'était livré à la peinture avec tant de
succès, que pas un peintre de son temps n'avait
plus de renommée; ses tableaux étaient tou-
jours vendus d'avance; il avait une vie heu-
reuse, déjà toute faite, mais le sorl voulait qu'il
fût inventeur; adieu les jours sereins et doux.
Voilà Ucello qui se livre à l'art de la perspec-
tive avec une ardeur infatigable ; il composait
sans cesse des dessins avec des temples et des
lointains, il levait des profils d'édifice, établis-
sait les personnages sur trois ou quatre plans,
esquissait des paysages à plusieurs horizons,
disposait des colonnes et des voûtes pour les
faire tourner et fuir; souvent, pendant la nuit, il
se levait pour aller tracer des lignes, et quand
sa femme l'appelait pour dormir il s'écriait :
« Oh ! que la perspective est une chose
douce! »
Quelquefois le fameux Donatello, son ami de
cœur, et qu'il conduisait devant ses tableaux,
lui disait : « Paolo, Paolo, ta perspective te
tuera : tu laisses le certain pour l'incertain, la
gloire pour l'obscurité. » Mais rien ne pouvait
le détourner de sa voie. Ses lignes architectu-
rales ne se vendaient pas; pauvre, trisje, ma-
lade, sauvage, il passait souvent des jours et
des semaines entières seul, dans son atelier,
sans que personne vint le visiter, personne,
excepté la faim; n'importe, il poursuivait opi-
niâtrement son œuvre dans la solitude et la
misère, car c'était sa fatalité, et il était con-
damné à cette idée comme l'Oreste des anciens
au meurtre. Sa seule consolation était d'aller
causer mathématiques avec son ami Mannetti,
j ou bien de s'entourer d'animaux. Les hommes
lui étaient si durs qu'il avait placé foute son
affection sur les bêtes. C'était une joie pour lui
d'avoir un rossignol ou un aigle, car il aimait les
oiseaux avant fout (son nom Ucello vient de là),
et quand il n'en avait pas, il en peignait.
C'était avec cela un homme tout à fait simple,
bon et naïf, et l'on conte sur lui une histoire de
fromage qui est vraiment charmante.
Il faisait un tableau dans l'église do San-
Miniato, hors des murs de Florence, pour les
religieux du couvent. Comme il ne voulait pas
quitter son travail, il mangeait dans le couvent.
Or, un frère, chargé du soin de lui apporter ses
aliments, ne lui donnait jamais que du fromage.
Paolo, ennuyé de ce fromage, et n'osant pas se
plaindre, tant il était timide, se sauva à Flo-
rence, laissant là son lableau commencé; l'abbé
le fit chercher partout; pas de Paolo : il n'ou-
vrait pas dès qu'il reconnaissait la voix d'un
frère, et s'il en rencontrait quelques-uns dans la
rue, il se mettait à s'enfuir à toutes jambes. Un
jour, deux religieux, plus curieux que les aulres,
et plus jeunes cpie lui, le poursuivirent, l'attei-
gnirent et lui demandèrent pourquoi il ne ve-
nait plus travailler et s'enfuyait si fort devant les
frères. — C'est la faute de votre abbé ; je ne
puis pas souffrir le fromage, et il m'en a tant
donné, que je ne suis plus Paolo, mais fro-
mage.
Les religieux lui promirent qu'on ,1c nourri-
rait mieux à l'avenir, et il alla achever son
tableau.
Il fut chargé après cela de peindre au-dessus
de la porte de Saint-Thomas, dans le marché
vieux, ce disciple mettant son doigt dans les
plaies du Seigneur. Voulant montrer dans celle
œuvre tout ce qu'il valait et tout ce qu'il savait,
Paolo s'y livra avec une ardeur de jeune
homme, et lit construire autour de son écha-
faud un rempart de planches pour que per-
sonne ne pût voir son lableau avant qu'il fut
achevé. Donatello, son ami de cœur, l'ayant
trouvé un jour ainsi empalissadé, lui dit : « Que
fais-tu donc là, que tu tiens ainsi caché? — Tu
verras, et il suffit. » Donatello n'insista pas, et
j attendit que Paolo voulût bien montrer ce
chef-d'œuvre. Quelque temps après, un matin,
Donatello étant allé acheter des fruits au mar-
ché, voit Paolo qui découvrait son tableau;
il le salue amicalement; Paolo l'appelle, lui
montre son œuvre, et il lui demande ce qu'il en
pense. Donatello l'examine attentivement et
j longtemps, puis il lui dit : « Hé, mon pauvre
Paolo, tu découvres quand il faudrait couvrir. »
Ce mot tua Paolo. Désespéré de voir placer si
bas son dernier ouvrage, l'enfant de ses vieux
jours, il s'en alla le cœur tout sombre, quilla le
pinceau et se renferma dans sa maison avec
ses chers travaux de perspective, qui le lais-
sèrent dans la misère; devenu très vieux, et
ayant peu de contentement dans sa vieillesse,
il mourut à quatre-vingts ans, heureux de
mourir.
Telle fut la tin de ce pauvre grand homme,
né avec une imagination ardente et facile, un
coloris brillant; il vif s'éteindre ses qualités heu-
reuses dans l'aridité de ses travaux; sa peinture
| et son dessin prirent la sécheresse des lignes
j architecturales. Il en est toujours ainsi : comme
j tous ceux qui ont une révolution à faire, il fut
! victime de l'idée dont il avait été l'apôtre,
j Voyez Malherbe: sa mission fut d'épurer la lan-
gue; il l'épura, mais il devint un grammairien
au lieu d'un lyrique; voyez David : chargé de
i réhabiliter la science du dessin, il a fait de la
j statuaire en peinture; voyez Hugo : c'est le
restaurateur de la couleur en poésie, c'est un
peintre encore plus qu'un poète; pour faire
comprendre 2 aux hommes, il faut leur dire 10;
on exagère; seulement Malherbe, David et
Hugo sont des hommes de génie, et comme le
! génie ne s'enseigne pas, ils vivront. Mais mon
pauvre Paolo Ucello n'avait à dire aux hommes
qu'une chose qui s'apprend, et le lendemain de
j sa mort, le premier écolier venu, après un an
! de travail, en avait découvert plus que lui sur
' ce sujet dont l'étude avait dévoré sa vie en-
tière. Malheur aux artisfes qui n'ont qu'une
idée utile à révéler, leur idée reste mais leur
nom meurt.
Masaccio
Tout était prêt, les moyens matériels élaient
perfectionnés, l'art de la perspective fixé, l'em-
ploi du clair-obscur établi, l'homme de génie
qui devait profiler de toutes ces découvertes
pouvait venir ; il vint : cet homme, ce fui Ma-
saccio. Masaccio est le grand point d'intersec-
Lion entre Giotto et Michel-Ange ; espèce de
Janus artiste, il a la moitié du visage tourné vers
le passé, l'autre vers l'avenir; résumant toutes
les grandes qualités de ses prédécesseurs, et
déjà devinant quelques-unes des puissances qui
copié d'après nalure, ayant près d'elle une lampe,
compagne fidèle de ses veilles, et, à sa portée,
les instruments téléphoniques qui la mettent en
La Maternité. — Médaille do Roly,
pour la naissance cl le baptême de son fils.
communication avec tous les points de la cité...
M. Rotv, avec ses qualités si françaises de spon-
tanéité, de clarté et de charme,"est le plus sé-
duisant des poètes, le plus persuasif dés histo-
riens.
Viclor Ciiampier.
Prix Audéoud (Académie des sciences morales et politiques)
Médaille de Chaplain.
PAOLO UCELLO — MASACCIO
ANDREA DEL CASTAGNO
Paolo Ucello.
Les trois grands peintres dont nous avons
raconté succinctement la vie, Cimabue, Giotlo,
Orcagna, forment la première époque de l'école ;
toscane; Cimabue, disciple des Grecs modernes, j
avait perfectionné leur art; Giotlo l'avait fait ,
reculer ou plutôt remonter jusqu'au goût de
l'ancienne Grèce; Orcagna l'avait lancé dans la
voie des hautes compositions religieuses, et si
nous plaçons l'école toscane la première, ce
n'est pas qu'elle ait seule fourni des peintres à
l'Italie dans cette époque de renaissance;
mais c'est que, dans les trois grands hommes
qu'elle produisit presque coup sur coup, se ré-
sument à peu près toutes les qualités de l'art
moderne.
Ceux qui vivent à la campagne savent qu au j
printemps les arbres se couvrent d'abord de
petits bourgeons verls et roses à peine percep-
tibles; qu'après ce premier effort la nature se
repose quelques jours et que l'arbre et ses
bourgeons semblent dormir; puis un matin, en
sortant, vous êtes tout surpris de trouver ce
chêne qui, la veille, était encore noir et nu,
tout couvert de belles feuilles vertes. Une
nuit, une rosée, un rayon de soleil, ont fait
tout cela. Il en est de môme dans les arts.
La providence, comme la nature, produit tout
par élans. Ainsi, après cette naissance subite
de la peinture, après cetLe enfance si vite arri-
vée à l'adolescence, l'art reste plusieurs années
slaiionnaire. A la suite de ces trois maîtres, vint
leur école, c'est-à-dire l'imitation, c'est-à-dire
la dégénérescence ; leurs qualités puissantes
allèrent se délayant sous le pinceau de quelques
vingtaines d'artistes, qu'il faut appeler ouvriers,
car ils regardaient derrière eux au lieu de re-
garder devant : ces disciples élaient, il est vrai,
plus habiles que leurs devanciers en certaines
parties; mais, sur ce point, l'œuvre n'est rien,
la date est tout.
Cependant, comme il y a toujours un travail !
dans les entrailles du volcan, môme quand il ne
jetje pas de flammes, et que, s'il se fait, c'est
qu'il prépare une éruplion; de môme, dans
1 histoire de l'art, on Lrouve des époques de ges-
tation où s'élaborent intérieurement et silen-
cieusement les ères créatrices. Ainsi, du Giotto
a Masaccio, c'est-à-dire de 1336 à 1420, se ras-
semblèrent tous les éléments de la seconde
époque glorieuse de l'école toscane.
D'abord les peintres, devenus une espèce de
peuple où s'agrégeaient sans cesse de nou-
veaux membres, voulurent donner à leur art
droit de cité et se formèrent en académie ou
corporation sous le patronage de Saint-Luc.
Puis, comme la peinture n'était pas un art assez
relevé pour vivre par lui-môme, il alla s'élayant
sur tous les métiers qui se mêlaient avec lui ;
il appela comme collègues les selliers, les me-
nuisiers, les doreurs, les vernisseurs, les coffre-
tiers, car souvent les peintres allaient, dans la
boutique même de ces ouvriers, décorer de
peintures les écus, les selles, les coffres de
mariage, les diptyques, les encognures ; aussi
les menuisiers mettaient-ils quelquefois leur
nom avant celui du peintre, et plus tard il fallut
des arrêts judiciaires pour forcer tous ces arti-
sans à ne plus se ranger clans la corporation des
peintres. Cependant cette associalion donnait
de la consistance aux peintres, en introduisant
leur art dans les habitudes de la vie privée, en
le mêlant aux jouissances du luxe et aux adora-
tions chrétiennes. Celle époque de transition
et de préparation faisait son œuvre; le nombre
des artistes s'accroissait chaque jour ; les pro-
cédés mécaniques de l'art se trouvaient ou se
perfectionnaient : le siècle des Médicis avait
commencé : les marbriers, les orfèvres affluaient
à Florence; de tous côlés on voyait éclore!
Lucca délia Robbia créant la sculpture en terre,
inventait à la fois le secret de travailler l'argile,
celui de rendre son travail éternel comme les
sculptures, en le vernissant, et l'art de le va-
rier, comme des peintures, en le coloriant. Bru-
nelleschi, dans l'architeclure, Piero délia Fran-
cesca, en peinture, appliquaient les premiers
la géométrie à leur art : c'était partout ce fré-
missement inquiet, celle agitation en tout sens
qui annonce une grande époque ; une foule d'ar-
lisles utiles et intelligents naissaient, qui appor-
taient tous leur pierre à l'édifice, travaillant
pour l'art et non pour eux, victimes dévouées à
la gloire des autres, car ils ne faisaient que pré-
parer les voies aux hommes de génie, et le
siècle amené par eux et qui devait les suivre,
devait aussi les faire oublier.
C'est une chose à laquelle j'ai souvent pensé
avec attendrissement que l'existence de ces
artistes placés ainsi sur le seuil des ères fa-
meuses et destinés à remplir seulement, pour
ainsi dire, l'office de ceux qui broient les cou-
leurs et qui fendent la toile ; existences labo-
rieuses, inquiètes, souffrantes, qui s'usent infa-
tigablement à trouver une vérité dont leurs
successeurs feront une création; et, à cause de
cela, j'ai toujours aimé et plaint un peintre
presque inconnu de nos jours, et en qui se ré-
sumenl complètement toutes les douleurs et
tout le travail de la vie de ces hommes qui nais-
sent et vivent pour les aulres : ce peintre est un
Florentin nommé Paolo Ucello.
Un grand obstacle entravait la marche de la
peinture ; l'art de la perspective était encore
inconnu; les essais de Piero délia Francesca et
de Brunelleschi n'avaient fait qu'indiquer la
route; il restait à la frayer : or, dès qu'une in-
vention a besoin d'être trouvée, un homme ar-
rive toujours qui la trouve. Paolo Ucello naquit.
Après quelques premières études de mathéma-
tiques, il s'était livré à la peinture avec tant de
succès, que pas un peintre de son temps n'avait
plus de renommée; ses tableaux étaient tou-
jours vendus d'avance; il avait une vie heu-
reuse, déjà toute faite, mais le sorl voulait qu'il
fût inventeur; adieu les jours sereins et doux.
Voilà Ucello qui se livre à l'art de la perspec-
tive avec une ardeur infatigable ; il composait
sans cesse des dessins avec des temples et des
lointains, il levait des profils d'édifice, établis-
sait les personnages sur trois ou quatre plans,
esquissait des paysages à plusieurs horizons,
disposait des colonnes et des voûtes pour les
faire tourner et fuir; souvent, pendant la nuit, il
se levait pour aller tracer des lignes, et quand
sa femme l'appelait pour dormir il s'écriait :
« Oh ! que la perspective est une chose
douce! »
Quelquefois le fameux Donatello, son ami de
cœur, et qu'il conduisait devant ses tableaux,
lui disait : « Paolo, Paolo, ta perspective te
tuera : tu laisses le certain pour l'incertain, la
gloire pour l'obscurité. » Mais rien ne pouvait
le détourner de sa voie. Ses lignes architectu-
rales ne se vendaient pas; pauvre, trisje, ma-
lade, sauvage, il passait souvent des jours et
des semaines entières seul, dans son atelier,
sans que personne vint le visiter, personne,
excepté la faim; n'importe, il poursuivait opi-
niâtrement son œuvre dans la solitude et la
misère, car c'était sa fatalité, et il était con-
damné à cette idée comme l'Oreste des anciens
au meurtre. Sa seule consolation était d'aller
causer mathématiques avec son ami Mannetti,
j ou bien de s'entourer d'animaux. Les hommes
lui étaient si durs qu'il avait placé foute son
affection sur les bêtes. C'était une joie pour lui
d'avoir un rossignol ou un aigle, car il aimait les
oiseaux avant fout (son nom Ucello vient de là),
et quand il n'en avait pas, il en peignait.
C'était avec cela un homme tout à fait simple,
bon et naïf, et l'on conte sur lui une histoire de
fromage qui est vraiment charmante.
Il faisait un tableau dans l'église do San-
Miniato, hors des murs de Florence, pour les
religieux du couvent. Comme il ne voulait pas
quitter son travail, il mangeait dans le couvent.
Or, un frère, chargé du soin de lui apporter ses
aliments, ne lui donnait jamais que du fromage.
Paolo, ennuyé de ce fromage, et n'osant pas se
plaindre, tant il était timide, se sauva à Flo-
rence, laissant là son lableau commencé; l'abbé
le fit chercher partout; pas de Paolo : il n'ou-
vrait pas dès qu'il reconnaissait la voix d'un
frère, et s'il en rencontrait quelques-uns dans la
rue, il se mettait à s'enfuir à toutes jambes. Un
jour, deux religieux, plus curieux que les aulres,
et plus jeunes cpie lui, le poursuivirent, l'attei-
gnirent et lui demandèrent pourquoi il ne ve-
nait plus travailler et s'enfuyait si fort devant les
frères. — C'est la faute de votre abbé ; je ne
puis pas souffrir le fromage, et il m'en a tant
donné, que je ne suis plus Paolo, mais fro-
mage.
Les religieux lui promirent qu'on ,1c nourri-
rait mieux à l'avenir, et il alla achever son
tableau.
Il fut chargé après cela de peindre au-dessus
de la porte de Saint-Thomas, dans le marché
vieux, ce disciple mettant son doigt dans les
plaies du Seigneur. Voulant montrer dans celle
œuvre tout ce qu'il valait et tout ce qu'il savait,
Paolo s'y livra avec une ardeur de jeune
homme, et lit construire autour de son écha-
faud un rempart de planches pour que per-
sonne ne pût voir son lableau avant qu'il fut
achevé. Donatello, son ami de cœur, l'ayant
trouvé un jour ainsi empalissadé, lui dit : « Que
fais-tu donc là, que tu tiens ainsi caché? — Tu
verras, et il suffit. » Donatello n'insista pas, et
j attendit que Paolo voulût bien montrer ce
chef-d'œuvre. Quelque temps après, un matin,
Donatello étant allé acheter des fruits au mar-
ché, voit Paolo qui découvrait son tableau;
il le salue amicalement; Paolo l'appelle, lui
montre son œuvre, et il lui demande ce qu'il en
pense. Donatello l'examine attentivement et
j longtemps, puis il lui dit : « Hé, mon pauvre
Paolo, tu découvres quand il faudrait couvrir. »
Ce mot tua Paolo. Désespéré de voir placer si
bas son dernier ouvrage, l'enfant de ses vieux
jours, il s'en alla le cœur tout sombre, quilla le
pinceau et se renferma dans sa maison avec
ses chers travaux de perspective, qui le lais-
sèrent dans la misère; devenu très vieux, et
ayant peu de contentement dans sa vieillesse,
il mourut à quatre-vingts ans, heureux de
mourir.
Telle fut la tin de ce pauvre grand homme,
né avec une imagination ardente et facile, un
coloris brillant; il vif s'éteindre ses qualités heu-
reuses dans l'aridité de ses travaux; sa peinture
| et son dessin prirent la sécheresse des lignes
j architecturales. Il en est toujours ainsi : comme
j tous ceux qui ont une révolution à faire, il fut
! victime de l'idée dont il avait été l'apôtre,
j Voyez Malherbe: sa mission fut d'épurer la lan-
gue; il l'épura, mais il devint un grammairien
au lieu d'un lyrique; voyez David : chargé de
i réhabiliter la science du dessin, il a fait de la
j statuaire en peinture; voyez Hugo : c'est le
restaurateur de la couleur en poésie, c'est un
peintre encore plus qu'un poète; pour faire
comprendre 2 aux hommes, il faut leur dire 10;
on exagère; seulement Malherbe, David et
Hugo sont des hommes de génie, et comme le
! génie ne s'enseigne pas, ils vivront. Mais mon
pauvre Paolo Ucello n'avait à dire aux hommes
qu'une chose qui s'apprend, et le lendemain de
j sa mort, le premier écolier venu, après un an
! de travail, en avait découvert plus que lui sur
' ce sujet dont l'étude avait dévoré sa vie en-
tière. Malheur aux artisfes qui n'ont qu'une
idée utile à révéler, leur idée reste mais leur
nom meurt.
Masaccio
Tout était prêt, les moyens matériels élaient
perfectionnés, l'art de la perspective fixé, l'em-
ploi du clair-obscur établi, l'homme de génie
qui devait profiler de toutes ces découvertes
pouvait venir ; il vint : cet homme, ce fui Ma-
saccio. Masaccio est le grand point d'intersec-
Lion entre Giotto et Michel-Ange ; espèce de
Janus artiste, il a la moitié du visage tourné vers
le passé, l'autre vers l'avenir; résumant toutes
les grandes qualités de ses prédécesseurs, et
déjà devinant quelques-unes des puissances qui