LE CHARIVARI
temps à bouquiner sur les quais ou chez les librai-
res, et a rassemblé chez lui, au hasard des rencon-
tres et de l’occasion, je ne sais combien de milliers
de volumes, plus ou moins rares et curieux.
— Lisez-vous seulement tous les livres que vous
achetez? demandait ironiquement le chasseur.
— Eh bien, riposta du tac au tac le bibliophile, et
vous donc, mangez-vous tous les lièvres que vous
tuez !
Henri Second.
XXTRA.IT D’ABSINTBX BUPXRIXURX
8EMPP PERNOD
TRIPLE-SEC COINTREAU t angers
SUC
BOURGUIGNON, puissant digestif
èi base d’alcool vieux pur de vin
SIIVEOINr aîné, CHALON - sur-SAONE
Les PATJ3S RE FOBES GRAS les plus fins,
les plus exquis sont livrés par la maison
WEISSFNTI1ANNER rte Nancy.
COURRIER DE VOYAGE
Monte-Carlo, 10 janvier.
Un soleil superbe a salué l’année nouvelle. Aussi
les réceptions et visites officielles ont-elles été
particulièrement favorisées.
Et comme partent la brume et la pluie attris-
tent ce commencement de janvier, il en résulte
un redoublement d’arrivées.
C’est, d’ailleurs, un crescendo ininterrompu,
ainsi que l’atteste la statistique.
Pour 1891, elle constate, en effet, un surplus de
87,000 voyageurs; prés d’un cinquième sur le to-
tal de l’année précédente.
Progression justifiée par des attractions tou-
jours plus nombreuses.
La saison théâtrale vient d’être inaugurée par
la Giralda d’Adam.
Mme Bulil et M. Commène ont été particulière-
ment applaudis.
Toujours fraîche, quoi qu’en disent les wagné-
rolâtres, la musique de l’auteur du Chalet et de
Si j’étais roi.
Le second spectacle se composait de Philémon
etBaucis. Nouveau succès pour Mme Buhl.
Soulacroix et Fournès, de l’Opéra - Comique,
ont été les vaillants artistes que l’on sait.
Les Concerts de musique classique font florès.
Dans les deux derniers, on a goûté spéciale-
ment une Rapsodie de Lalo, le Carnaval ro-
main de Berlioz, deux symphonies de Beethoven
et d’Haydn, l’ouverture de Sig ird.
Jeudi dernier, Mme Conneau, la cantatrice ap-
préciée, apportait son concours précieux. Elle a
chanté Y Esclave de Lalo et la chanson florentine
d’Ascanio avec une rare virtuosité.
Hier, ont commencé les Concerts internatio-
naux, innovation tant appréciée l’an dernier. Les
œuvres françaises ont fait exclusivement les frais
de la première séance : Symphonie romantique,
de Joncières; Sérénade pour violon et violon-
celle, de Widor; ballet d ’Ascanio, et 1 ’Espana
de Chabrier, qui est en train de faire son tour
du monde.
Dimanche prochain, en vertu de l’indissoluble
alliance, ce sera le tour des œuvres russes.
Nous allons entrer, d’ailleurs, dans la pleine
saison. Demain, la première journée des courses
de Nice, lesquelles se continueront jusqu’au 19
et seront suivies d’un Concours hippique qui
promet d’être très brillant.
Les grands tirs débuteront â Monte-Carlo la
semaine prochaine aussi.
En attendant, des poules très intéressantes.
Parmi les vainqueurs dont le nom revient le plus
souvent, le capitaine Harwey, le baron de Prêt,
M. de Dalmas.
Il y aura de jolis fusils en lutte pour les jours
solennels, et le concours de 1893 paraît devoir
être mémorable.
Les Pupazzi de Lemercier de Neuville mettent
en joie quatre fois par semaine le public en-
fantin.
J’oubliais... La principauté est dotée depuis le
1er janvier du téléphone et reliée à Menton.
Dans les salons, animation croissante. Beau-
coup de figures parisiennes.
Les trois coups sont frappés, la grande pièce
commence.
E. Villiers.
BOURSE-EXPRESS
On est plus ou moins rassuré au sujet de l'inci-
dent marocain et de l'événement égyptien; en tout
cas, on ne laisse rien paraître des préoccupations
qu’on peut avoir, et les cours restent assez soute-
nus.
Mais, un point, c’est tout. C’est de la fermeté sans
activité. Pas d’affaires. Heureusement que voici ve-
nir la liquidation de quinzaine, qui agitera un peu le
sommeil volontaire des spéculateurs d’ici et d’ail-
leurs. Elle sera bigremeut aisée, cette liquidation.
Il y a de l’argent en masse et des engagements pour
mémoire. Et nul nuage à l’horizon.
Castorine.
» Ce serait l’homme possesseur de la fameuse
serviette. »
Alors, décidément, on le tient.
Ou plutôt, on y tient 1
Il faut avouer que certains rimeurs donnent par-
fois de bien singuliers titres à leurs poésies.
C’était au dessert d'un dîner... littéraire, un peu
mêlé.
Une dame, d'un âge respectable, se lève, — elle se
lève elle-même, toute seule, bien entendu, — et se
met en devoir de nous lire une des plus récentes
prjductions de sa muse.
D’une voix émue, que souligne un geste inspiré,
elle intitule la chose :
« Je voudrais aller!... »
— C’est bien facile, murmure à mon oreille un de
mes voisins que j’ai su depuis être un honorable
pharmacien du quartier des Archives, —et personne
n’ignore que M. Hornais ne respecte rien, — cette
pauvre dame n’a qu’à prendre un purgatif.
Les prophètes de la température, fallacieux suc-
cesseurs de Mathieu Lœnsberg et concurrents plus
ou moins déloyaux de Mathieu de la Drôme, ne se
foulent pas la rate.
Voilà, textuellement, ce que l'un d’eux nous a pré-
dit pour la deuxième semaine du présent mois :
« Du 7 janvier au 14, temps alternativement clair
et couvert.. »
Pas danger de se tromper de beaucoup. Comme
ça, point n’est besoin de prendre des lunettes... d'ap-
proche, pour y voir si peu clair.
Ils ne se foulent pas la rate, non, ces modernes
augures, mais ils désopilent la nôtre!
Notre ami S*‘* est un anti-parlementaire irrécon-
ciliable.
Il ne veut surtout pas entendre parler de nos
honorables députés, et, quand il en parle lui-même,
c’est en des termes dénués de toute espèce de mé-
nagements.
— Quand une personne, est malade, remarquait-il
l’autre jour, on dit qu’elle garde la chambre parce
qu’elle est souffrante. Eh bien, pour la France, c’est
tout le contraire : elle est souffrante parce qu’elle
garde la Chambre.
Extrait d’album.
Pensée d'un sceptique qui connaît la femme, et
qui la connaît dans les coins.
« Il y a une chose qu’une femme vous pardonne
très difficilement :
» C'est, quand elle ne vous y avait point autorisé,
de lui avoir manqué de respect.
» Mais il y a une chose qu’elle ne vous pardonne
jamais :
» C’est, quand elle vous y avait autorisé, de lui
avoir manqué... d’irrespect. »
M. X..., grand chasseur devant l’Eternel, infati-
gable Nemrod, blaguait notre ami Z...,qui passe son
SCÈNES ET FANTAISIES
A BAS LES AMIS!
11 y avait cercle familier, hier soir, dans un des
salons que le retour de l’hiver tient entrebâillés, le
récent Jour de l’An s’opposant encore à ce que la
plupart soient ouverts complètement.
On ne dansait pas, — c’est le lot du carnaval.
On ne faisait pas de musique,— c’est l'affaire du ca-
rême.
On causait.
La conversation, après quelques capricieux méan-
dres, était tombée sur la reprise de Nos Intimes.
Et le maître de la maison, prenant la parole à son
tour :
— Pour mon compte, messieurs, j’esiime qu’au-
tant nos ennemis sont utiles.
Les auditeurs, à cette bizarre profession de foi, se
regardèrent, ne sachant pas s’ils devaient accueillir
comme une boutade ou respecter comme une con-
viction cette théorie singulière.
Mais l’orateur reprenant :
— Mon exorde vous surprend, je le vois, mes-
sieurs, et vous crieriez au paradoxe, si vous n’usiez
avec moi d’une indulgence... dont je ne vous re-
mercie pas. Et voilà justement la première preuve
de mon argumentation.
Vous supposez que je me trompe, n'est-il pas
vrai? Mais vous êtes mes amis, et vous me témoi-
gnez votre bienveillance en me laissant croire que
j’ai raison. La belle affaire ! Je joli service 1 Un en-
nemi, lui, n’aurait pas manqué de battre en brèche
mon erreur, de la souligner, de la mettre en évi-
dence. Mon amour-propre en aurait souffert peut
être, mon intérêt y aurait gagné.
Au reste, l’erreur, soyez-en persuadés, n’est pas
de mon côté, et j’ai raison, mille fois raison de
crier :
Vivent nos ennemis !
Des ennemis! Mais c’est le nerf de la vie, c’est le
stimulant, c'est la lutte. Les anciens l’avaient si
bien compris qu’ils plaçaient un insulteur derrière
le triomphateur. L’insulteur, c’était l’ennemi col-
lectif et symbolisé...
L’assistance commençait à être ébranlée.
— Si j’en avais le loisir, reprit le maître de la
maison, je vous entamerais une démonstration en
règle, car j’ai médité là-dessus un ouvrage — que
la peur de mes ennemis m’a seule fait tenir secret.
Jugez s’ils m’ont rendu service, — à moi et au
publicl
Un éclat de rire salua cet aveu.
— Notez, messieurs, que je vous parle tout sincè-
rement. Mon amour-propre littéraire n’ayant jamais
existé, je n’ai aucun mérite à en faire le sacrifice à
la doctrine que j’essaie de professer; mais prenez un
véritable écrivain.
A toute heure, s’il n’était ingrat, à chaque succès
nouveau, il murmurerait : O mes ennemis, que je
vous remercie 1 Sans ennemis, en effet, il serait
perdu. La modestie — on peut en convenir — n’est
pas précisément le fait de la littérature. Ajoutez
l’encens frelaté de la réclame, et que voudriez-vous
que devînt le malheureux auteur?
Il enflerait, il enflerait si bien que, comme la gre-
nouille... Mais ils sont là, ils mêlent leur note dis-
sonnante au concert des louanges. C’est exaspérant,
mais c’est providentiel! Je gage qu’à leur œuvre
suivante, l’homme de lettres ou l’artiste se souvien-
dront de leurs ennemis :
«Ne risquons pas ceci. Corrigeons cela. Prenons
garde ! Nos ennemis n emanqueraient pas de saisir
cette occasion 1 Ne nous endormons pas dans les
délices de Capoue ! »
Avec cet aiguillon, poète et artiste marchent, au
lieu de sommeiller. Ah! si Annibal avait encore eu
des ennemis après la bataille de Cannes, il était
sauvé I
Je ne suis point Annibal, messieurs, et pourtant,
dans ma modeste sphère, j'ai dû tous les bonheurs
de ma vie — à mes ennemis.
J’arrivais tout jeune et tout inexpérimenté à Paris.
Une lettre de recommandation pour un banquier pa-
temps à bouquiner sur les quais ou chez les librai-
res, et a rassemblé chez lui, au hasard des rencon-
tres et de l’occasion, je ne sais combien de milliers
de volumes, plus ou moins rares et curieux.
— Lisez-vous seulement tous les livres que vous
achetez? demandait ironiquement le chasseur.
— Eh bien, riposta du tac au tac le bibliophile, et
vous donc, mangez-vous tous les lièvres que vous
tuez !
Henri Second.
XXTRA.IT D’ABSINTBX BUPXRIXURX
8EMPP PERNOD
TRIPLE-SEC COINTREAU t angers
SUC
BOURGUIGNON, puissant digestif
èi base d’alcool vieux pur de vin
SIIVEOINr aîné, CHALON - sur-SAONE
Les PATJ3S RE FOBES GRAS les plus fins,
les plus exquis sont livrés par la maison
WEISSFNTI1ANNER rte Nancy.
COURRIER DE VOYAGE
Monte-Carlo, 10 janvier.
Un soleil superbe a salué l’année nouvelle. Aussi
les réceptions et visites officielles ont-elles été
particulièrement favorisées.
Et comme partent la brume et la pluie attris-
tent ce commencement de janvier, il en résulte
un redoublement d’arrivées.
C’est, d’ailleurs, un crescendo ininterrompu,
ainsi que l’atteste la statistique.
Pour 1891, elle constate, en effet, un surplus de
87,000 voyageurs; prés d’un cinquième sur le to-
tal de l’année précédente.
Progression justifiée par des attractions tou-
jours plus nombreuses.
La saison théâtrale vient d’être inaugurée par
la Giralda d’Adam.
Mme Bulil et M. Commène ont été particulière-
ment applaudis.
Toujours fraîche, quoi qu’en disent les wagné-
rolâtres, la musique de l’auteur du Chalet et de
Si j’étais roi.
Le second spectacle se composait de Philémon
etBaucis. Nouveau succès pour Mme Buhl.
Soulacroix et Fournès, de l’Opéra - Comique,
ont été les vaillants artistes que l’on sait.
Les Concerts de musique classique font florès.
Dans les deux derniers, on a goûté spéciale-
ment une Rapsodie de Lalo, le Carnaval ro-
main de Berlioz, deux symphonies de Beethoven
et d’Haydn, l’ouverture de Sig ird.
Jeudi dernier, Mme Conneau, la cantatrice ap-
préciée, apportait son concours précieux. Elle a
chanté Y Esclave de Lalo et la chanson florentine
d’Ascanio avec une rare virtuosité.
Hier, ont commencé les Concerts internatio-
naux, innovation tant appréciée l’an dernier. Les
œuvres françaises ont fait exclusivement les frais
de la première séance : Symphonie romantique,
de Joncières; Sérénade pour violon et violon-
celle, de Widor; ballet d ’Ascanio, et 1 ’Espana
de Chabrier, qui est en train de faire son tour
du monde.
Dimanche prochain, en vertu de l’indissoluble
alliance, ce sera le tour des œuvres russes.
Nous allons entrer, d’ailleurs, dans la pleine
saison. Demain, la première journée des courses
de Nice, lesquelles se continueront jusqu’au 19
et seront suivies d’un Concours hippique qui
promet d’être très brillant.
Les grands tirs débuteront â Monte-Carlo la
semaine prochaine aussi.
En attendant, des poules très intéressantes.
Parmi les vainqueurs dont le nom revient le plus
souvent, le capitaine Harwey, le baron de Prêt,
M. de Dalmas.
Il y aura de jolis fusils en lutte pour les jours
solennels, et le concours de 1893 paraît devoir
être mémorable.
Les Pupazzi de Lemercier de Neuville mettent
en joie quatre fois par semaine le public en-
fantin.
J’oubliais... La principauté est dotée depuis le
1er janvier du téléphone et reliée à Menton.
Dans les salons, animation croissante. Beau-
coup de figures parisiennes.
Les trois coups sont frappés, la grande pièce
commence.
E. Villiers.
BOURSE-EXPRESS
On est plus ou moins rassuré au sujet de l'inci-
dent marocain et de l'événement égyptien; en tout
cas, on ne laisse rien paraître des préoccupations
qu’on peut avoir, et les cours restent assez soute-
nus.
Mais, un point, c’est tout. C’est de la fermeté sans
activité. Pas d’affaires. Heureusement que voici ve-
nir la liquidation de quinzaine, qui agitera un peu le
sommeil volontaire des spéculateurs d’ici et d’ail-
leurs. Elle sera bigremeut aisée, cette liquidation.
Il y a de l’argent en masse et des engagements pour
mémoire. Et nul nuage à l’horizon.
Castorine.
» Ce serait l’homme possesseur de la fameuse
serviette. »
Alors, décidément, on le tient.
Ou plutôt, on y tient 1
Il faut avouer que certains rimeurs donnent par-
fois de bien singuliers titres à leurs poésies.
C’était au dessert d'un dîner... littéraire, un peu
mêlé.
Une dame, d'un âge respectable, se lève, — elle se
lève elle-même, toute seule, bien entendu, — et se
met en devoir de nous lire une des plus récentes
prjductions de sa muse.
D’une voix émue, que souligne un geste inspiré,
elle intitule la chose :
« Je voudrais aller!... »
— C’est bien facile, murmure à mon oreille un de
mes voisins que j’ai su depuis être un honorable
pharmacien du quartier des Archives, —et personne
n’ignore que M. Hornais ne respecte rien, — cette
pauvre dame n’a qu’à prendre un purgatif.
Les prophètes de la température, fallacieux suc-
cesseurs de Mathieu Lœnsberg et concurrents plus
ou moins déloyaux de Mathieu de la Drôme, ne se
foulent pas la rate.
Voilà, textuellement, ce que l'un d’eux nous a pré-
dit pour la deuxième semaine du présent mois :
« Du 7 janvier au 14, temps alternativement clair
et couvert.. »
Pas danger de se tromper de beaucoup. Comme
ça, point n’est besoin de prendre des lunettes... d'ap-
proche, pour y voir si peu clair.
Ils ne se foulent pas la rate, non, ces modernes
augures, mais ils désopilent la nôtre!
Notre ami S*‘* est un anti-parlementaire irrécon-
ciliable.
Il ne veut surtout pas entendre parler de nos
honorables députés, et, quand il en parle lui-même,
c’est en des termes dénués de toute espèce de mé-
nagements.
— Quand une personne, est malade, remarquait-il
l’autre jour, on dit qu’elle garde la chambre parce
qu’elle est souffrante. Eh bien, pour la France, c’est
tout le contraire : elle est souffrante parce qu’elle
garde la Chambre.
Extrait d’album.
Pensée d'un sceptique qui connaît la femme, et
qui la connaît dans les coins.
« Il y a une chose qu’une femme vous pardonne
très difficilement :
» C'est, quand elle ne vous y avait point autorisé,
de lui avoir manqué de respect.
» Mais il y a une chose qu’elle ne vous pardonne
jamais :
» C’est, quand elle vous y avait autorisé, de lui
avoir manqué... d’irrespect. »
M. X..., grand chasseur devant l’Eternel, infati-
gable Nemrod, blaguait notre ami Z...,qui passe son
SCÈNES ET FANTAISIES
A BAS LES AMIS!
11 y avait cercle familier, hier soir, dans un des
salons que le retour de l’hiver tient entrebâillés, le
récent Jour de l’An s’opposant encore à ce que la
plupart soient ouverts complètement.
On ne dansait pas, — c’est le lot du carnaval.
On ne faisait pas de musique,— c’est l'affaire du ca-
rême.
On causait.
La conversation, après quelques capricieux méan-
dres, était tombée sur la reprise de Nos Intimes.
Et le maître de la maison, prenant la parole à son
tour :
— Pour mon compte, messieurs, j’esiime qu’au-
tant nos ennemis sont utiles.
Les auditeurs, à cette bizarre profession de foi, se
regardèrent, ne sachant pas s’ils devaient accueillir
comme une boutade ou respecter comme une con-
viction cette théorie singulière.
Mais l’orateur reprenant :
— Mon exorde vous surprend, je le vois, mes-
sieurs, et vous crieriez au paradoxe, si vous n’usiez
avec moi d’une indulgence... dont je ne vous re-
mercie pas. Et voilà justement la première preuve
de mon argumentation.
Vous supposez que je me trompe, n'est-il pas
vrai? Mais vous êtes mes amis, et vous me témoi-
gnez votre bienveillance en me laissant croire que
j’ai raison. La belle affaire ! Je joli service 1 Un en-
nemi, lui, n’aurait pas manqué de battre en brèche
mon erreur, de la souligner, de la mettre en évi-
dence. Mon amour-propre en aurait souffert peut
être, mon intérêt y aurait gagné.
Au reste, l’erreur, soyez-en persuadés, n’est pas
de mon côté, et j’ai raison, mille fois raison de
crier :
Vivent nos ennemis !
Des ennemis! Mais c’est le nerf de la vie, c’est le
stimulant, c'est la lutte. Les anciens l’avaient si
bien compris qu’ils plaçaient un insulteur derrière
le triomphateur. L’insulteur, c’était l’ennemi col-
lectif et symbolisé...
L’assistance commençait à être ébranlée.
— Si j’en avais le loisir, reprit le maître de la
maison, je vous entamerais une démonstration en
règle, car j’ai médité là-dessus un ouvrage — que
la peur de mes ennemis m’a seule fait tenir secret.
Jugez s’ils m’ont rendu service, — à moi et au
publicl
Un éclat de rire salua cet aveu.
— Notez, messieurs, que je vous parle tout sincè-
rement. Mon amour-propre littéraire n’ayant jamais
existé, je n’ai aucun mérite à en faire le sacrifice à
la doctrine que j’essaie de professer; mais prenez un
véritable écrivain.
A toute heure, s’il n’était ingrat, à chaque succès
nouveau, il murmurerait : O mes ennemis, que je
vous remercie 1 Sans ennemis, en effet, il serait
perdu. La modestie — on peut en convenir — n’est
pas précisément le fait de la littérature. Ajoutez
l’encens frelaté de la réclame, et que voudriez-vous
que devînt le malheureux auteur?
Il enflerait, il enflerait si bien que, comme la gre-
nouille... Mais ils sont là, ils mêlent leur note dis-
sonnante au concert des louanges. C’est exaspérant,
mais c’est providentiel! Je gage qu’à leur œuvre
suivante, l’homme de lettres ou l’artiste se souvien-
dront de leurs ennemis :
«Ne risquons pas ceci. Corrigeons cela. Prenons
garde ! Nos ennemis n emanqueraient pas de saisir
cette occasion 1 Ne nous endormons pas dans les
délices de Capoue ! »
Avec cet aiguillon, poète et artiste marchent, au
lieu de sommeiller. Ah! si Annibal avait encore eu
des ennemis après la bataille de Cannes, il était
sauvé I
Je ne suis point Annibal, messieurs, et pourtant,
dans ma modeste sphère, j'ai dû tous les bonheurs
de ma vie — à mes ennemis.
J’arrivais tout jeune et tout inexpérimenté à Paris.
Une lettre de recommandation pour un banquier pa-