PAS DE TAILLE, LE PETIT STAMBOULOFF, POUR CHAUSSER LES BOTTES DE BISMARCK
Estelle, vêtue coquettement, mais sans aucune pré-
tention, d’un gentil déshabillé du matin, ou d’un
Peignoir habilement entr’uuvert aux bons endroits,
attendit.
Elle n’attendit pas longtemps.
Le matin même, la concierge qu’elle avait priée de
î^onter et avec qui elle avait eu un long concilia-
ble, lequel s’ôtait terminé, comme de juste, par la
r0tïUse gracieuse à la pipelette d'une belle pièce de
v*ngt francs toute reluisante, la concierge avait né-
gligemment accroché à la façade de l’immeuble,
tout près de la porte cochère, un écriteau où l'on
Pouvait lire, en lettres noires sur papier jaune :
A LOUER DE SUITE
JOLI LOGEMENT DE GARÇON
l’rix très modéré.
Les jolis logements à prix très modérés n'abon-
dent pas précisément sur le pavé de Paris, tandis
que, au contraire, les «garçons » y SOnt très nom-
breux. De la grande loi économique de l’offre et de
la demande il résulte donc qu’un écriteau rédigé
comme ci-dessus, collé sur n’importe quelle mu-
raille de la capitale, dans n’importe quel quartier,
doit infailliblement attirer bien des regards et éveil-
ler bien des espérances.
Or, la maison où Estelle avait installé son nid, au
troisième étage au-dessus de l’entresol^ était située
en plein centre, dans une rue des plus passagères.
C’est vous dire que les «garçons » se précipitèrent
comme un ouragan dans la logo de la concierge,
pour s’engouffrer ensuite, comme un cyclone ou une
trombe, dans l’escalier.
Il en vint des blonds, des bruns, des châtains, des
roux et même des chauves, des barbus et des gla-
bres, des vieux et des jeunes, des cossus et des pan-
nés, des ingambes et des estropiés, des indigènes
et des exotiques, enfin, toute une armée de céliba-
taires de tout âge, de toute provenance, de toute ca-
tégorie et de tout poil... Une véritable avalanche qui,
du matin au dimanche soir, monta et descendit l’es-
calier, au plus grand dommage du tapis, lequel, n’é-
tant pas de première qualité,ne tarda pas à montrer
la corde.
Est-il besoin d’ajouter que, dans cette abondance de
«garçons », abondance qui, à la longue, pouvait de-
venir nuisible, en dépit du proverbe, la respectable
concierge, d’accord avec son aimable locataire, opéra
bientôt une sélection sévère? Elle procéda même par
coupes sombres, ne laissant pénétrer dans le sanc-
tuaire que les amateurs qui paraissaient «à la hau-
teur », et renvoyant impitoyablement, sous des pré-
textes divers : le logement est trop petit ou trop
grand pour Monsieur; ou, nous venons de le louer à
l’instant; ou, la locataire est sortie et je n’ai pas la
clé, etc., etc., tous les quidams dont la mine lais-
sait à désirer .. Pendant ce temps-là, l’écriteau se
balançait toujours à la porte, harponnant sans cesse
les gens au passage, renouvelant à chaque instant
la clientèle...
Et Estelle, naguère si dédaignée, refusait du
monde maintenant, tout en faisant chaque jour plus
que le maximum. Les amateurs de joli logement,
« avec balcon, môssieu », ajoutait complaisamment
la pipelette, les « garçons » que n’avait pas évincés
une préalable Un de non-recevoir, grimpaient seuls
les trois étages, et frappaient discrètement à la
porte de « la locataire ».
« Il y avait quelqu’un », leur avait-on dit en bas,
et ils trouvaient, en effet, à qui parler. Estelle était
là, sous les armes, qui n’en ratait pas un, tirant
plume ou aile de tous, sans exception. Elle montrait
le logement, elle montrait le balcon, elle montrait
les armoires et l’alcôve, avec une gracieuseté, un
charme, dont tous les visiteurs se retiraient
enchantés. Et certes, si le logement annoncé par
l’écriteau ne se louait toujours pas, — chose singu-
lière : il ne se louait môme jamais,— ce n’était cer-
tainement pas de sa faute, à elle ; car elle en faisait
valoir de son mieux tous les avantages, n’y épar-
gnant ni son éloquence ni ses peines.
Et voilà pourquoi, rue de..., n0..., vous verrez tou-
jours un écriteau, et comment une pauvre petite
femme arrive à payer régulièrement son terme,
grâce à un joli logement perpétuellement à louer.
Henri Second,
M