ACTUALITÉS
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L’OPÉRA A PRIX RÉDUIT
— C’est trois francs la place.
— Oui, mais ma femme est sourde... Vous la laisserez bien entrer pour quarante sous h.*
c6ux qui sont morts à Ëylau, a eu l’idée de prendre
des notes dès le premier jour de son service mili-
taire, et on peut, pendant sept ans, le suivre depuis
Lille où il est incorporé, par toutes ses étapes, en
France, en Espagne, dans les villages, les villes, les
sierras, les embuscades, les combats, les batailles,
jusqu'à la capitulation de Baylen, sur les pontons
de Cadix, pendant sa.captivité dans l’île de Cabrera,
SUr les pontons anglais, jusque dans la prison de
Lorchester, et enfin sur les rives de France, où il
fetrouve la liberté après les événements de 1814.
Un des points les plus intéressants de cette rela-
tion est certainement la détention que subit notre
JeUne fourrier dans l'île de Cabrera, de néfaste mé-
moire, où le pain arrivant plus qu’irrégulièrcment,
un grand nombre de prisonniers sont morts de
th'* 11*’ — ceux fiui chantaient le vaudeville dans un
éùtre improvisé par eux baissaient d’un ou deux
°ns par faiblesse d’estomac 1 On ne se plaignait pas
^irement, et l’insouciance mêlée d’espoir ôtait le
P Us clair du menu des pauvres vaincus prisonniers.
Celui qui a écrit ces mémoires, et dont je ne dois
Pus mettre le nom en tête de ce volume, me racon-
ait que, même enfermés dans cette île lointaine au-
°ur de laquelle croisaient des frégates canonnières,
ontinelles toujours vigilantes, les Parisiens avaient
trouvé
moyen de fonder un journal ! La gazette était
utanuscrite, bien entendu; on y lisait, par exemple :
. e 1 empereur était, accusé faussement d’oublier
les
empereur ôtait accusé faussement d’oublier
Prisonniers et cela systématiquement; que, bien
au contraire, il s’inquiétait de leur sort; qu’on sa-
vait, d'une source certaine que la prudence seule
empêchait de désigner, que tels et tels mouvements
militaires s’opéraient sur le continent, qu’on venait
au secours des Cabrériens et que de grands événe-
ments allaient se passer dans la huitaine. Ceux qui
lisaient la gazette, tout comme ceux qui l’écrivaient,
savaient qu’il n’y avait pas un mot de vrai là-dedans;
mais on se soutenait, on s’encourageait avec ces
dépêches imaginaires. « On se prend aux objets
faux quand les vrais vous défaillent. » Jamais cette
pensée de Montaigne ne reçut une plus complète
application.
Je n’ai pas à insister sur l’intérêt historique de ces
pages que je crois devoir livrer au public, et dont le
manuscrit est resté près de trente ans entre mes
mains sans que je l’aie jamais ouvert. C’est que les
jours comme les ans sont brefs, et que, quelque cher
que me fût le souvenir de celui qui avait écrit ces
cahiers, je n’avais pas trouvé l’instant do tranquillité
qu’il me fallait pour les parcourir seulement. J’ajou-
terai que j’avais entendu bien souvent raconter cette
guerre et ses épisodes par celui qui’ l’avait faite, et
que je ne croyais pas y trouver de récits nouveaux
pour moi. Je me trompais grandement. De plus, car
je veux tout avouer, je craignais, d’après cô que
m’avait confié cent fois l’auteur lui-même, de les
trouver un peu « rococo ». — « C’est singulier, me
disait-il un jour (vers 1860), j’ai voulu relire quelques
pages de mes mémoires, je les ai tout de suite re-
fermés ; je n’aurais jamais cru avoir écrit de cette
façon-là; j’ai eu, en voyant mon style, l’impression
que j’éprouverais si l’on me présentait un des cha-
peaux ou des vêtements que je portais alors; c’est
tout écrit de l’horrible style troubadour et déclama-
toire de l’Empire et de la Restauration ; je n’y jetterai
certainement plus les yeux. Quand je pensé, ajoutait-
il en riant, que j’ai pu m’habiller comme cela! »
Eh bien, ce « rococo », je viens de le lire, et c’est
justement lui qui constitue pour moi une grande
partie du charme de ces mémoires, dont j’ai cru de-
voir respecter jusqu’aux négligences de style, re-
tranchant pourtant des récits parasites qui me sem-
blaient arrêter le récit. La mode du temps y est à
chaque page, on revit une autre époque, on y sent
partout la sincérité et, sous ces parures d’un goût
démodé, je trouve, ce qui ne change jamais, l’homme
lui-même, plein de droiture et de simplicité, brave
sans gloriole, patriote surtout, tel que la nature l’a-
vait lait, tel que j'ai eu le bonheur de le connaître en
vivant à ses côtés.
J’aurais bien d’autres choses à dire sur les im-
pressions que j’ai ressenties en lisant, pour la pre-
mière fois, le manuscrit de ces mémoires, mais je
ne veux pas y insister, sous peine de manquer à la
promesse que je me suis faite de no pas désigner
autrement leur auteur que par le respect dû au pre-
mier et au plus sûr ami que l’homme puisse avoii
ici-bas.
Philippe Gillë.
16
L’OPÉRA A PRIX RÉDUIT
— C’est trois francs la place.
— Oui, mais ma femme est sourde... Vous la laisserez bien entrer pour quarante sous h.*
c6ux qui sont morts à Ëylau, a eu l’idée de prendre
des notes dès le premier jour de son service mili-
taire, et on peut, pendant sept ans, le suivre depuis
Lille où il est incorporé, par toutes ses étapes, en
France, en Espagne, dans les villages, les villes, les
sierras, les embuscades, les combats, les batailles,
jusqu'à la capitulation de Baylen, sur les pontons
de Cadix, pendant sa.captivité dans l’île de Cabrera,
SUr les pontons anglais, jusque dans la prison de
Lorchester, et enfin sur les rives de France, où il
fetrouve la liberté après les événements de 1814.
Un des points les plus intéressants de cette rela-
tion est certainement la détention que subit notre
JeUne fourrier dans l'île de Cabrera, de néfaste mé-
moire, où le pain arrivant plus qu’irrégulièrcment,
un grand nombre de prisonniers sont morts de
th'* 11*’ — ceux fiui chantaient le vaudeville dans un
éùtre improvisé par eux baissaient d’un ou deux
°ns par faiblesse d’estomac 1 On ne se plaignait pas
^irement, et l’insouciance mêlée d’espoir ôtait le
P Us clair du menu des pauvres vaincus prisonniers.
Celui qui a écrit ces mémoires, et dont je ne dois
Pus mettre le nom en tête de ce volume, me racon-
ait que, même enfermés dans cette île lointaine au-
°ur de laquelle croisaient des frégates canonnières,
ontinelles toujours vigilantes, les Parisiens avaient
trouvé
moyen de fonder un journal ! La gazette était
utanuscrite, bien entendu; on y lisait, par exemple :
. e 1 empereur était, accusé faussement d’oublier
les
empereur ôtait accusé faussement d’oublier
Prisonniers et cela systématiquement; que, bien
au contraire, il s’inquiétait de leur sort; qu’on sa-
vait, d'une source certaine que la prudence seule
empêchait de désigner, que tels et tels mouvements
militaires s’opéraient sur le continent, qu’on venait
au secours des Cabrériens et que de grands événe-
ments allaient se passer dans la huitaine. Ceux qui
lisaient la gazette, tout comme ceux qui l’écrivaient,
savaient qu’il n’y avait pas un mot de vrai là-dedans;
mais on se soutenait, on s’encourageait avec ces
dépêches imaginaires. « On se prend aux objets
faux quand les vrais vous défaillent. » Jamais cette
pensée de Montaigne ne reçut une plus complète
application.
Je n’ai pas à insister sur l’intérêt historique de ces
pages que je crois devoir livrer au public, et dont le
manuscrit est resté près de trente ans entre mes
mains sans que je l’aie jamais ouvert. C’est que les
jours comme les ans sont brefs, et que, quelque cher
que me fût le souvenir de celui qui avait écrit ces
cahiers, je n’avais pas trouvé l’instant do tranquillité
qu’il me fallait pour les parcourir seulement. J’ajou-
terai que j’avais entendu bien souvent raconter cette
guerre et ses épisodes par celui qui’ l’avait faite, et
que je ne croyais pas y trouver de récits nouveaux
pour moi. Je me trompais grandement. De plus, car
je veux tout avouer, je craignais, d’après cô que
m’avait confié cent fois l’auteur lui-même, de les
trouver un peu « rococo ». — « C’est singulier, me
disait-il un jour (vers 1860), j’ai voulu relire quelques
pages de mes mémoires, je les ai tout de suite re-
fermés ; je n’aurais jamais cru avoir écrit de cette
façon-là; j’ai eu, en voyant mon style, l’impression
que j’éprouverais si l’on me présentait un des cha-
peaux ou des vêtements que je portais alors; c’est
tout écrit de l’horrible style troubadour et déclama-
toire de l’Empire et de la Restauration ; je n’y jetterai
certainement plus les yeux. Quand je pensé, ajoutait-
il en riant, que j’ai pu m’habiller comme cela! »
Eh bien, ce « rococo », je viens de le lire, et c’est
justement lui qui constitue pour moi une grande
partie du charme de ces mémoires, dont j’ai cru de-
voir respecter jusqu’aux négligences de style, re-
tranchant pourtant des récits parasites qui me sem-
blaient arrêter le récit. La mode du temps y est à
chaque page, on revit une autre époque, on y sent
partout la sincérité et, sous ces parures d’un goût
démodé, je trouve, ce qui ne change jamais, l’homme
lui-même, plein de droiture et de simplicité, brave
sans gloriole, patriote surtout, tel que la nature l’a-
vait lait, tel que j'ai eu le bonheur de le connaître en
vivant à ses côtés.
J’aurais bien d’autres choses à dire sur les im-
pressions que j’ai ressenties en lisant, pour la pre-
mière fois, le manuscrit de ces mémoires, mais je
ne veux pas y insister, sous peine de manquer à la
promesse que je me suis faite de no pas désigner
autrement leur auteur que par le respect dû au pre-
mier et au plus sûr ami que l’homme puisse avoii
ici-bas.
Philippe Gillë.