FEMINITES
256
— Œil pour œil, dent pour dent-, voilà comme je suis, moi. J’attendrai même pas qu’un homme
me trompe pour lui rendre la pareille.
Les clefs furent tirées des poches, et il y eut un
joli vacarme.
Mlle Esther sortit de scène dans un état d'exaspé-
ration impossible à décrire.
Le directeur vint à sa rencontre, très interloqué
lui aussi.
— Qu'est-ce que ça signifie? bégaya-t-il. Tu
m’avais pourtant affirmé que tu les tenais!
— Dame! après ce que j’avais fait pour eux!
— Qu’est-ce que tu as fait pour eux, petite mal-
heureuse 1 rugit le directeur en levant les bras aux
cintres.
Il venait de comprendre.
— Alors, ma pauvre fille, tu as tenu avant de pro-
mettre... Trop de zèle 1
Voici ce qui s’était passé après les dix visites :
Le soir, le président et les neuf autres abonnés
influents étaient arrivés au cercle les uns après les
autres, d’excellente humeur.
Le président, surtout, semblait radieux.
Ses neuf compagnons imitaient sa gaillardise, au-
tour de lui rangés.
Tout d’abord, la conversation se traîna dans les
banalités. On parlait de la pluie et du beau temps,
lorsqu’un des influents lança :
— A proj'OS, c’est demain que débute la nouvelle
ingénue...
— On la dit gentille, hasarda le plus timide de la
bande.
— Exquise !
Et dix langues claquèrent avec ensemble sur dix
palais.
— Oui, reprit le président en se renversant dans
son fauteuil ; et si vous la connaissiez comme moi !
— Mieux ! exhalèrent neuf poitrines.
— Comment, mieux ? dit le président avec un pe-
tit rire très fat. Allons donc ! .. Sachez, messieurs,
que cette jeune personne n’a eu rien de plus pressé
en arrivant que de venir me voir... Et, ma foi, nous
avons passé ensemble une demi-heure bien déli-
cieuse.
— Le temps ne fait rien à l’affaire, observa un
des abonnés influents; chez moi, elle n’est restée
qu'un quart d’heure...
— Et chez moi cinq minutes seulement, avoua le
club ha an timide; mais nous fûmes néanmoins bien
coupables !
— Ah! çà, s’écria le président, elle a donc été
nous voir tous !
— Et le même jour!
— Mais alors, ce n’est pas une ingénue ! ('''est une...
— Président, ne dépassez pas,les bornes.
— L’indignation allait m’entraîner trop loin dans
le choix d’une épithète! Mais enfin, vous reconnaî-
trez avec moi que cette jeune fille n’a aucune des
qualités requises pour faire une ingénue 1
— Oh ! non.
— Sans doute, comme on ne peut exiger de ces
actrices une vertu complète, j’aurais admis à la ri-
gueur qu’elle m’eût... qu’elle eût distingué l’un de
nous .. Mais tous !... Messieurs, je vous le dis avec
sincérité, cette ingénue ne peut pas convenir à notre
théâtre.
— Non, elle ne le peut pas! hurlèrent les neuf
autres.
Et c’est ainsi que fut décidé le renvoi de Mlle Es-
ther.
Celle-ci, en proie à une rage folle, arpentait fu-
rieusement les coulisses, attendant le moment de
rentrer en scène.
— Ma fille, lui disait philosophiquement le direc-
teur, tuas tort de t’obstiner... A ta place, je pren-
drais la poudre d’escampette... Tu n’as pas assez
des sifflets, tu veux donc encore attraper des pom-
mes cuites?
— Je m’en fiche !
Et comme l’acteur en scène attendait sa réplique,
elle glissa entre les mains du prudent directeur,qui
voulait la retenir, et bondit jusqu’à la rampe.
Arrivée là, elle prit un temps.
Un grand silence se fit.
Alors elle se haussa sur la pointe des pieds, et
s’adressant aux dix influents un peu inquiets, elle
leur lança :
— Dites donc, tas de muff's, si vous ne voulez
plus de votre ingénue, rendez-lui au moins ce que
vous lui avez pris !
Mlle Esther fut obligée de quitter la ville le lende-
main matin; mais les dix influents ont bien perdu de
leur prestige. Jules Demolliens.
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— Œil pour œil, dent pour dent-, voilà comme je suis, moi. J’attendrai même pas qu’un homme
me trompe pour lui rendre la pareille.
Les clefs furent tirées des poches, et il y eut un
joli vacarme.
Mlle Esther sortit de scène dans un état d'exaspé-
ration impossible à décrire.
Le directeur vint à sa rencontre, très interloqué
lui aussi.
— Qu'est-ce que ça signifie? bégaya-t-il. Tu
m’avais pourtant affirmé que tu les tenais!
— Dame! après ce que j’avais fait pour eux!
— Qu’est-ce que tu as fait pour eux, petite mal-
heureuse 1 rugit le directeur en levant les bras aux
cintres.
Il venait de comprendre.
— Alors, ma pauvre fille, tu as tenu avant de pro-
mettre... Trop de zèle 1
Voici ce qui s’était passé après les dix visites :
Le soir, le président et les neuf autres abonnés
influents étaient arrivés au cercle les uns après les
autres, d’excellente humeur.
Le président, surtout, semblait radieux.
Ses neuf compagnons imitaient sa gaillardise, au-
tour de lui rangés.
Tout d’abord, la conversation se traîna dans les
banalités. On parlait de la pluie et du beau temps,
lorsqu’un des influents lança :
— A proj'OS, c’est demain que débute la nouvelle
ingénue...
— On la dit gentille, hasarda le plus timide de la
bande.
— Exquise !
Et dix langues claquèrent avec ensemble sur dix
palais.
— Oui, reprit le président en se renversant dans
son fauteuil ; et si vous la connaissiez comme moi !
— Mieux ! exhalèrent neuf poitrines.
— Comment, mieux ? dit le président avec un pe-
tit rire très fat. Allons donc ! .. Sachez, messieurs,
que cette jeune personne n’a eu rien de plus pressé
en arrivant que de venir me voir... Et, ma foi, nous
avons passé ensemble une demi-heure bien déli-
cieuse.
— Le temps ne fait rien à l’affaire, observa un
des abonnés influents; chez moi, elle n’est restée
qu'un quart d’heure...
— Et chez moi cinq minutes seulement, avoua le
club ha an timide; mais nous fûmes néanmoins bien
coupables !
— Ah! çà, s’écria le président, elle a donc été
nous voir tous !
— Et le même jour!
— Mais alors, ce n’est pas une ingénue ! ('''est une...
— Président, ne dépassez pas,les bornes.
— L’indignation allait m’entraîner trop loin dans
le choix d’une épithète! Mais enfin, vous reconnaî-
trez avec moi que cette jeune fille n’a aucune des
qualités requises pour faire une ingénue 1
— Oh ! non.
— Sans doute, comme on ne peut exiger de ces
actrices une vertu complète, j’aurais admis à la ri-
gueur qu’elle m’eût... qu’elle eût distingué l’un de
nous .. Mais tous !... Messieurs, je vous le dis avec
sincérité, cette ingénue ne peut pas convenir à notre
théâtre.
— Non, elle ne le peut pas! hurlèrent les neuf
autres.
Et c’est ainsi que fut décidé le renvoi de Mlle Es-
ther.
Celle-ci, en proie à une rage folle, arpentait fu-
rieusement les coulisses, attendant le moment de
rentrer en scène.
— Ma fille, lui disait philosophiquement le direc-
teur, tuas tort de t’obstiner... A ta place, je pren-
drais la poudre d’escampette... Tu n’as pas assez
des sifflets, tu veux donc encore attraper des pom-
mes cuites?
— Je m’en fiche !
Et comme l’acteur en scène attendait sa réplique,
elle glissa entre les mains du prudent directeur,qui
voulait la retenir, et bondit jusqu’à la rampe.
Arrivée là, elle prit un temps.
Un grand silence se fit.
Alors elle se haussa sur la pointe des pieds, et
s’adressant aux dix influents un peu inquiets, elle
leur lança :
— Dites donc, tas de muff's, si vous ne voulez
plus de votre ingénue, rendez-lui au moins ce que
vous lui avez pris !
Mlle Esther fut obligée de quitter la ville le lende-
main matin; mais les dix influents ont bien perdu de
leur prestige. Jules Demolliens.