60
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
goût, doué de facultés d'assimilation très développées, fond, comme dans un creuset,
la substance et la formule des manifestations d'art rattachées à la sienne par des pa-
rités de forme et d'idée. Dans le grand tableau du musée de Bruxelles, l'Abdica-
tion de Charles-Quint, la mise en scène fastueuse et étalée fait penser à l'apparat
d'un Devéria, réchauffé des croustillantes tonalités bises d'un Isabey. Les Derniers
moments du comte d'Egmont (1848), et les Derniers honneurs rendus aux comtes
d'Egmont et de Eorn (4851), avec leurs sévères pénombres rayées de filtrées de
lumière d'où émergent des têtes régulières et académiques, de nobles profils qu'on
dirait copiés du marbre et du bronze, et môme chez les marchands, bourgeois,
membres de corporations, de belles faces carrées et romaines, complétant dos attitudes
patriciennes, des gestes compassés et dignes, une mimique apprêtée d'acteurs, ont une
distinction solide et soutenue, à peine rompue çà et là par les brutalités de touche, les
lourds tons noirs de l'homme du Nord : le reste, d'accent et de forme, se rattache aux
pratiques françaises, aiguisées et subtiles. Et il en est de môme pour Wappers et de
Keyzer : je no sais rien de moins clans la tradition locale que ce Décaméron du pre-
mier (1849), avec ses grandes figures pommadées et fashionables qui se détachent sur
un décor d'opéra, et du second, le Souvenir d'une course de taureaux, d'une fadeur
anémique et malsaine.
Je ne choisis pas, d'ailleurs ; je prends au hasard dans leur œuvre ; c'est un idéal
maladif de joliesses et de suavités qui fait pressentir, chez les peintres, une transfor-
mation du tempérament, sous l'action de la littérature et du théâtre. Toute une partie
de l'École, en ce moment, est gangrenée de chlorose; le vieux sang d'Anvers s'est
changé on eau dans leurs veines, et les élèves comme les maîtres font des œuvres
fades, poncives, langoureuses, dont le maniérisme, le style lâché et l'exécution vitri-
fiée rappellent les plus mauvais moments de l'art hollandais. On en a des exemples à
l'Exposition historique : ce triste Van Lerius, et ce plus triste Dyckmans, lustrant leurs
pâtes minces sur des fonds lisses de porcelaine. La réaction s'est, d'ailleurs, si bien
accomplie alors contre la froideur et l'insensibilité classiques, qu'on môle à tout ce
qu'on fait une pointe de sentiment; ; et les navrements de l'élégie achèvent de détério-
rer un peu plus le solide esprit des ancêtres, si largement assis dans son bon sens natif.
Le paysage lui-même s'était humanisé dans des allures de drame. Marneffe peignait
des arbres semblables à des burgraves courroucés, et les ruines de Kuhnem, sous de
grandes lunes farouches, ressemblaient à des vieillards songeant au passé. Il ne fallut
rien moins que le mouvement leysiste pour ramener un peu de calme dans un pareil
débordement de spiritualité; l'évolution que suscita cette diversion aux pratiques et aux
sentimentalités courantes, eut pour résultat immédiat un accroissement de réalité brutale
dans la pensée et la formule. Chose curieuse ! le vieil homme des Flandres, depuis
longtemps endormi, reparut dans l'œuvre du peintre le plus détaché, en apparence, do
son temps qui ait jamais existé; et ce vieil homme se trouve être le Flamand éternel,
aussi bien celui qui se meut encore par les rues, trafique, compte ses pièces d'or dans
son comptoir, arme des vaisseaux pour Java et Ceylan, que celui qui autrefois servait
de type aux usuriers et aux marchands de Memling et de Quentin Metsys. Nulle
sensiblerie ici ; le peintre met en scène des êtres laids et raboteux, à la peau tannée,
aux gros os solides et saillants, portant sur leurs ternes visages l'indifférence de tout
ce qui n'est pas leur négoce, leur argent laborieusement gagné et mis en réserve,
enfin leurs franchises communales, qui leur permettent de s'enrichir sans être trou-
blés par les fantaisies d'un prince. Et, à sa manière, il refait l'histoire du xvr siècle
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
goût, doué de facultés d'assimilation très développées, fond, comme dans un creuset,
la substance et la formule des manifestations d'art rattachées à la sienne par des pa-
rités de forme et d'idée. Dans le grand tableau du musée de Bruxelles, l'Abdica-
tion de Charles-Quint, la mise en scène fastueuse et étalée fait penser à l'apparat
d'un Devéria, réchauffé des croustillantes tonalités bises d'un Isabey. Les Derniers
moments du comte d'Egmont (1848), et les Derniers honneurs rendus aux comtes
d'Egmont et de Eorn (4851), avec leurs sévères pénombres rayées de filtrées de
lumière d'où émergent des têtes régulières et académiques, de nobles profils qu'on
dirait copiés du marbre et du bronze, et môme chez les marchands, bourgeois,
membres de corporations, de belles faces carrées et romaines, complétant dos attitudes
patriciennes, des gestes compassés et dignes, une mimique apprêtée d'acteurs, ont une
distinction solide et soutenue, à peine rompue çà et là par les brutalités de touche, les
lourds tons noirs de l'homme du Nord : le reste, d'accent et de forme, se rattache aux
pratiques françaises, aiguisées et subtiles. Et il en est de môme pour Wappers et de
Keyzer : je no sais rien de moins clans la tradition locale que ce Décaméron du pre-
mier (1849), avec ses grandes figures pommadées et fashionables qui se détachent sur
un décor d'opéra, et du second, le Souvenir d'une course de taureaux, d'une fadeur
anémique et malsaine.
Je ne choisis pas, d'ailleurs ; je prends au hasard dans leur œuvre ; c'est un idéal
maladif de joliesses et de suavités qui fait pressentir, chez les peintres, une transfor-
mation du tempérament, sous l'action de la littérature et du théâtre. Toute une partie
de l'École, en ce moment, est gangrenée de chlorose; le vieux sang d'Anvers s'est
changé on eau dans leurs veines, et les élèves comme les maîtres font des œuvres
fades, poncives, langoureuses, dont le maniérisme, le style lâché et l'exécution vitri-
fiée rappellent les plus mauvais moments de l'art hollandais. On en a des exemples à
l'Exposition historique : ce triste Van Lerius, et ce plus triste Dyckmans, lustrant leurs
pâtes minces sur des fonds lisses de porcelaine. La réaction s'est, d'ailleurs, si bien
accomplie alors contre la froideur et l'insensibilité classiques, qu'on môle à tout ce
qu'on fait une pointe de sentiment; ; et les navrements de l'élégie achèvent de détério-
rer un peu plus le solide esprit des ancêtres, si largement assis dans son bon sens natif.
Le paysage lui-même s'était humanisé dans des allures de drame. Marneffe peignait
des arbres semblables à des burgraves courroucés, et les ruines de Kuhnem, sous de
grandes lunes farouches, ressemblaient à des vieillards songeant au passé. Il ne fallut
rien moins que le mouvement leysiste pour ramener un peu de calme dans un pareil
débordement de spiritualité; l'évolution que suscita cette diversion aux pratiques et aux
sentimentalités courantes, eut pour résultat immédiat un accroissement de réalité brutale
dans la pensée et la formule. Chose curieuse ! le vieil homme des Flandres, depuis
longtemps endormi, reparut dans l'œuvre du peintre le plus détaché, en apparence, do
son temps qui ait jamais existé; et ce vieil homme se trouve être le Flamand éternel,
aussi bien celui qui se meut encore par les rues, trafique, compte ses pièces d'or dans
son comptoir, arme des vaisseaux pour Java et Ceylan, que celui qui autrefois servait
de type aux usuriers et aux marchands de Memling et de Quentin Metsys. Nulle
sensiblerie ici ; le peintre met en scène des êtres laids et raboteux, à la peau tannée,
aux gros os solides et saillants, portant sur leurs ternes visages l'indifférence de tout
ce qui n'est pas leur négoce, leur argent laborieusement gagné et mis en réserve,
enfin leurs franchises communales, qui leur permettent de s'enrichir sans être trou-
blés par les fantaisies d'un prince. Et, à sa manière, il refait l'histoire du xvr siècle