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GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
de -1830 et les allures indépendantes du peintre de l'hôtel de ville d'Anvers, aboutis-
sant à une promiscuité de fantaisie sentimentale et de crudité réaliste, servie par des
outrances de coloriste violent jusqu'à la pyrotechnie.
Leys, le premier, rompit les attributions dans lesquelles les genres s'étaient canton-
nés avant lui; son art, exclusif dans sa généralité, confond les anciennes classifications
par l'empiétement de la peinture des types sur la peinture de l'idée ; et, après lui,
cette confusion s'agrandissant, il arrivera même une heure où les peintres seront
indistinctement peintres de paysages, de natures mortes et de figures. Un élargissement
de tendresse pour la nature détermine petit à petit une sorte d'absorption indifférente
de tous ses aspects, de toutes ses manifestations, de toutes ses particularités, aussi
bien du spectacle grandiose de la terre et de la mer sous le chatoiement changeant des
heures, que de la riche animalité plantureuse étalée dans le giron des plaines, de
l'humanité considérée dans sa chair et ses muscles, comme un bel objet d'art et une
mécanique aux rouages subtils, que des matérialités somptueuses auxquelles s'allument
les prunelles. Nous verrons, du môme coup, la recherche des effets naturels substituée
à la convention des tons, la plastique bourgeoise et réaliste que donne le modèle
substituée à la pose affectée et scénique, enfin l'accent de terroir, franc, cordial,
positif, substitué à la virtuosité impersonnelle et exotique.
Les deux Stevens, Joseph et Alfred, recommencent la tradition des vrais grands
peintres intacts de toute tare, et expriment dans leur beauté saine le type et la nature
qu'ils ont sous les yeux. Rien ne manque à leurs facultés d'exécution et de conception,
ni la sensibilité de l'œil, ni la sensibilité de la main, ni la décision de l'observation, ni
la netteté de la formule, et avec un métier incomparable, fin, robuste, attendri, dont
l'émotion se communique irrésistiblement, parce qu'elle s'alimente à la source des
formes justes et des sentiments sincères, ils expriment la vision des êtres et des
choses de leur temps et de leur milieu, sans être troublés par les modernes et par
les anciens, en bons ouvriers chez qui la belle race des maîtres peintres, carrés,
solides, si largement plantés sur le sol natal, de main sûre et de bon sens jamais en
défaut, s'est visiblement perpétuée. Il faudrait insister, dans une étude qui comme
celle-ci n'est pas obligée de se renfermer dans les traits généraux, sur l'inébranlable
conviction, la permanence des mêmes qualités foncières, l'indestructible accord des
visées avec le tempérament, perceptibles dans l'œuvre de l'animalier, ces onzo
tableaux apparentés par le style, le sentiment et la facture, parmi lesquels se rencon-
trent des morceaux de la première heure, le Misérable (1844), la Lice et sa Compa-
gne (1845), onglés déjà de la griffe qui rendra léonines les toiles ultérieures, le Chien
delà douairière (1855), intelligent et superbe comme un portrait, le Chien du Sal-
timbanque (1856), solennel comme un pitre à la parade, la Protection, les Chiens
courants, le Chien guettant une mouche, et ce chef-d'œuvre do peinture, le Chien
devant une glace. Rapprochement singulier : les vertus caractéristiques de celte
mâle physionomie si à part dans la production contemporaine, vous les retrouverez
chez son frère, doublées d'une sorte de fine sensualité qui le prédestinait à peindre la
chair mystérieuse et voilée, d'autant plus irritante, de la femme moderne. Je ne
connais pas dans toute l'Exposition d'incarnation plus radieuse ni de plus éblouissant
morceau de pratique que la belle fille souriante, qui de ses yeux perlés regarde
s'ébattre sur une tige en fleurs la Bêle de la Vierge (1880). Elle signale l'apogée
d'une carrière, la maturité d'un talent progressivement porté à son point le plus haut,
et comme la plénitude heureuse, les voluptés profondes d'une âme d'artiste supérieur.
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
de -1830 et les allures indépendantes du peintre de l'hôtel de ville d'Anvers, aboutis-
sant à une promiscuité de fantaisie sentimentale et de crudité réaliste, servie par des
outrances de coloriste violent jusqu'à la pyrotechnie.
Leys, le premier, rompit les attributions dans lesquelles les genres s'étaient canton-
nés avant lui; son art, exclusif dans sa généralité, confond les anciennes classifications
par l'empiétement de la peinture des types sur la peinture de l'idée ; et, après lui,
cette confusion s'agrandissant, il arrivera même une heure où les peintres seront
indistinctement peintres de paysages, de natures mortes et de figures. Un élargissement
de tendresse pour la nature détermine petit à petit une sorte d'absorption indifférente
de tous ses aspects, de toutes ses manifestations, de toutes ses particularités, aussi
bien du spectacle grandiose de la terre et de la mer sous le chatoiement changeant des
heures, que de la riche animalité plantureuse étalée dans le giron des plaines, de
l'humanité considérée dans sa chair et ses muscles, comme un bel objet d'art et une
mécanique aux rouages subtils, que des matérialités somptueuses auxquelles s'allument
les prunelles. Nous verrons, du môme coup, la recherche des effets naturels substituée
à la convention des tons, la plastique bourgeoise et réaliste que donne le modèle
substituée à la pose affectée et scénique, enfin l'accent de terroir, franc, cordial,
positif, substitué à la virtuosité impersonnelle et exotique.
Les deux Stevens, Joseph et Alfred, recommencent la tradition des vrais grands
peintres intacts de toute tare, et expriment dans leur beauté saine le type et la nature
qu'ils ont sous les yeux. Rien ne manque à leurs facultés d'exécution et de conception,
ni la sensibilité de l'œil, ni la sensibilité de la main, ni la décision de l'observation, ni
la netteté de la formule, et avec un métier incomparable, fin, robuste, attendri, dont
l'émotion se communique irrésistiblement, parce qu'elle s'alimente à la source des
formes justes et des sentiments sincères, ils expriment la vision des êtres et des
choses de leur temps et de leur milieu, sans être troublés par les modernes et par
les anciens, en bons ouvriers chez qui la belle race des maîtres peintres, carrés,
solides, si largement plantés sur le sol natal, de main sûre et de bon sens jamais en
défaut, s'est visiblement perpétuée. Il faudrait insister, dans une étude qui comme
celle-ci n'est pas obligée de se renfermer dans les traits généraux, sur l'inébranlable
conviction, la permanence des mêmes qualités foncières, l'indestructible accord des
visées avec le tempérament, perceptibles dans l'œuvre de l'animalier, ces onzo
tableaux apparentés par le style, le sentiment et la facture, parmi lesquels se rencon-
trent des morceaux de la première heure, le Misérable (1844), la Lice et sa Compa-
gne (1845), onglés déjà de la griffe qui rendra léonines les toiles ultérieures, le Chien
delà douairière (1855), intelligent et superbe comme un portrait, le Chien du Sal-
timbanque (1856), solennel comme un pitre à la parade, la Protection, les Chiens
courants, le Chien guettant une mouche, et ce chef-d'œuvre do peinture, le Chien
devant une glace. Rapprochement singulier : les vertus caractéristiques de celte
mâle physionomie si à part dans la production contemporaine, vous les retrouverez
chez son frère, doublées d'une sorte de fine sensualité qui le prédestinait à peindre la
chair mystérieuse et voilée, d'autant plus irritante, de la femme moderne. Je ne
connais pas dans toute l'Exposition d'incarnation plus radieuse ni de plus éblouissant
morceau de pratique que la belle fille souriante, qui de ses yeux perlés regarde
s'ébattre sur une tige en fleurs la Bêle de la Vierge (1880). Elle signale l'apogée
d'une carrière, la maturité d'un talent progressivement porté à son point le plus haut,
et comme la plénitude heureuse, les voluptés profondes d'une âme d'artiste supérieur.