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GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
civil et militaire, poète à l’occasion, tour à tour orthodoxe et libre
penseur, Léonard fut tout et eut en tout le don de l’excellence. Cette
universalité, qui nous surpasse, n’avait rien alors de très extraordi-
naire. En ce temps-là, la science et l’art se donnaient la main. On ne
connaissait pas ces prétendues incompatibilités dont les faux savants
et les faux artistes font un dogme aujourd’hui. On pensait que la
science, comme l'art, a ses enchantements, qu’ils confinent tous deux
à la poésie et qu’ils appartiennent à la vie idéale, l’une en démon-
trant ce qui est, l’autre en évoquant le rêve d’une réalité plus haute.
Malheureusement, chez Léonard, l’âme ne semble pas avoir été à la
hauteur de l’esprit, et c’est ainsi peut-être qu’il paya la rançon de
tant de privilèges. Comme il se désintéressa des luttes religieuses et
patriotiques de son temps, son temps se vengea en se désintéressant
de lui dans une certaine mesure.
La vie de Léonard, où sont encore bien des points obscurs, se par-
tage en étapes qui semblent assez nettement définies. Léonard reste
à Florence depuis sa naissance (1452) jusqu’en 1480 ou 1483, c’est-à-
dire jusqu’à l’âge de vingt-huit à trente ans. Si, de cette première
période, on défalque le temps de l’enfance et de l’éducation, il reste
dix à douze ans de vie personnelle et féconde, pendant lesquelles le
génie est comme en ébullition au milieu des ferments de la jeunesse.
De ce premier séjour à Florence, d’ailleurs, on ne sait presque rien.
Yasari n’en connaît pas grand’chose, et Venturi, Amoretti, Rossi,
Gaye, Libri, MM. Giuseppe Campori, Richter, Uziani, de Geymüller,
d’autres encore, malgré leurs savantes recherches, n’en savent guère
davantage. Léonard leur a ouvert, dans ses manuscrits, le plus
vaste des champs d’observation sur la science et sur l’art, mais il n’y
parle de lui presque jamais. Il avait dix-sept ans quand Laurent le
Magnifique arrivait au pouvoir (3 décembre 1469), et, durant huit
ans, les conspirations succèdent aux conspirations. En 1470, c’est
Bernardo Nardi qui paie de sa tête une tentative de révolte, et huit
ans plus tard, c’est la conjuration des Pazzi avec les impitoyables
exécutions qui s’ensuivent. Puis tous les droits sont confisqués au
nom de la liberté, et le peuple acclame avec enthousiasme le maître
qui l’a enchaîné. Léonard prit-il parti pour le despotisme ou pour la
liberté? Ni pour l’un ni pour l’autre probablement. Les arts et les
sciences avaient jeté leur manteau d’or sur toutes les servitudes; il
s’y mit à couvert, et put donner libre carrière à son insatiable
curiosité. Les sciences surtout semblaient s’être emparées de sa vie.
Il était bien plus préoccupé de capter les sources et de détourner
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
civil et militaire, poète à l’occasion, tour à tour orthodoxe et libre
penseur, Léonard fut tout et eut en tout le don de l’excellence. Cette
universalité, qui nous surpasse, n’avait rien alors de très extraordi-
naire. En ce temps-là, la science et l’art se donnaient la main. On ne
connaissait pas ces prétendues incompatibilités dont les faux savants
et les faux artistes font un dogme aujourd’hui. On pensait que la
science, comme l'art, a ses enchantements, qu’ils confinent tous deux
à la poésie et qu’ils appartiennent à la vie idéale, l’une en démon-
trant ce qui est, l’autre en évoquant le rêve d’une réalité plus haute.
Malheureusement, chez Léonard, l’âme ne semble pas avoir été à la
hauteur de l’esprit, et c’est ainsi peut-être qu’il paya la rançon de
tant de privilèges. Comme il se désintéressa des luttes religieuses et
patriotiques de son temps, son temps se vengea en se désintéressant
de lui dans une certaine mesure.
La vie de Léonard, où sont encore bien des points obscurs, se par-
tage en étapes qui semblent assez nettement définies. Léonard reste
à Florence depuis sa naissance (1452) jusqu’en 1480 ou 1483, c’est-à-
dire jusqu’à l’âge de vingt-huit à trente ans. Si, de cette première
période, on défalque le temps de l’enfance et de l’éducation, il reste
dix à douze ans de vie personnelle et féconde, pendant lesquelles le
génie est comme en ébullition au milieu des ferments de la jeunesse.
De ce premier séjour à Florence, d’ailleurs, on ne sait presque rien.
Yasari n’en connaît pas grand’chose, et Venturi, Amoretti, Rossi,
Gaye, Libri, MM. Giuseppe Campori, Richter, Uziani, de Geymüller,
d’autres encore, malgré leurs savantes recherches, n’en savent guère
davantage. Léonard leur a ouvert, dans ses manuscrits, le plus
vaste des champs d’observation sur la science et sur l’art, mais il n’y
parle de lui presque jamais. Il avait dix-sept ans quand Laurent le
Magnifique arrivait au pouvoir (3 décembre 1469), et, durant huit
ans, les conspirations succèdent aux conspirations. En 1470, c’est
Bernardo Nardi qui paie de sa tête une tentative de révolte, et huit
ans plus tard, c’est la conjuration des Pazzi avec les impitoyables
exécutions qui s’ensuivent. Puis tous les droits sont confisqués au
nom de la liberté, et le peuple acclame avec enthousiasme le maître
qui l’a enchaîné. Léonard prit-il parti pour le despotisme ou pour la
liberté? Ni pour l’un ni pour l’autre probablement. Les arts et les
sciences avaient jeté leur manteau d’or sur toutes les servitudes; il
s’y mit à couvert, et put donner libre carrière à son insatiable
curiosité. Les sciences surtout semblaient s’être emparées de sa vie.
Il était bien plus préoccupé de capter les sources et de détourner