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GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
le jour. Par ce moyen, on fortifie et conserve davantage le sens des
choses qu’on a recueillies dans sa mémoire. » Ce travail intérieur
d’assimilation une fois accompli, Léonard représentait la nature en
toute vérité, sans chercher à la transfigurer, mais en lui imprimant
sa propre pensée, son propre style. Ce sont cette pensée et ce style
qui vibrent avec une intensité singulière dans le portrait de la
Féronnière et qui laissent en nous une indestructible impression.
Quant au nom de « la Belle Féronnière », il est probable que, malgré
les efforts des érudits, il restera toujours au bas de cette peinture.
Plus les légendes sont invraisemblables, plus elles durent. Et puis, à
défaut de certitude pour un autre nom, pourquoi ne pas garder celui-là.
La foule y est faite et s’en contente. Quant à ceux qui raisonnent et
qui cherchent, ils verront là, en attendant mieux, non pas certes la
femme dont l’époux s’est appelé Féron, mais une femme qui porte au
front un bijou spécial dont elle garde le nom. C’est elle, il est vrai,
qui a donné son nom à ce bijou. Par une inversion permise, ce sera
ce bijou qui, à son tour, lui aura donné le sien.
Nous tenons à rapprocher de cette Belle Féronnière un admirable
portrait de jeune femme, grand comme nature, dont le Louvre possède
le dessin, ou plutôt le carton, minutieusement piqué par la main même
du maître en vue d’un tableau, qui, s’il a été exécuté, est aujourd’hui
perdu h La tête est vue de profil à droite. Les traits en sont réguliers
et beaux, pleins de noblesse, avec une accentuation tout individuelle
qui ne laisse pas de doutes sur la ressemblance. C’est la nature elle-
même, prise sur le vif, avec la marque souveraine d’un incomparable
artiste. La dame a grand air, porte haut, est pleine de franchise dans
sa noble fièreté. Elle est Milanaise, tout l’indique : sa physionomie,
son costume, sa parure, ses cheveux ondulés, retombant en masses
épaisses sur ses épaules2. La manière dont est traité ce portrait
nous permet, d’ailleurs, d’en fixer approximativement la date entre
1495 et 1500. La sanguine et le pastel sont intervenus pour donner
à ce dessin exécuté à la pierre noire quelques-unes des colorations
de la vie, avec une puissance de modelé qui fait prévoir déjà ce que
pourra le peintre dans sa plus grande force. Rapprochez ce portrait
de celui de la Féronnière, les écarts du style et les différences de l’exé-
t. Les repentirs du trait, faits avec les piqûres, prouvent que c’est Léonard
lui-même qui a décalqué ce dessin. (Y. le n° 390 de la Notice des dessins italiens
au Musée du Louvre, par M. Reiset.)
2. Le buste de ce portrait est vu de trois quarts. La robe, largement ouverte sur
le cou, est rayée. Les manches en sont larges.
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
le jour. Par ce moyen, on fortifie et conserve davantage le sens des
choses qu’on a recueillies dans sa mémoire. » Ce travail intérieur
d’assimilation une fois accompli, Léonard représentait la nature en
toute vérité, sans chercher à la transfigurer, mais en lui imprimant
sa propre pensée, son propre style. Ce sont cette pensée et ce style
qui vibrent avec une intensité singulière dans le portrait de la
Féronnière et qui laissent en nous une indestructible impression.
Quant au nom de « la Belle Féronnière », il est probable que, malgré
les efforts des érudits, il restera toujours au bas de cette peinture.
Plus les légendes sont invraisemblables, plus elles durent. Et puis, à
défaut de certitude pour un autre nom, pourquoi ne pas garder celui-là.
La foule y est faite et s’en contente. Quant à ceux qui raisonnent et
qui cherchent, ils verront là, en attendant mieux, non pas certes la
femme dont l’époux s’est appelé Féron, mais une femme qui porte au
front un bijou spécial dont elle garde le nom. C’est elle, il est vrai,
qui a donné son nom à ce bijou. Par une inversion permise, ce sera
ce bijou qui, à son tour, lui aura donné le sien.
Nous tenons à rapprocher de cette Belle Féronnière un admirable
portrait de jeune femme, grand comme nature, dont le Louvre possède
le dessin, ou plutôt le carton, minutieusement piqué par la main même
du maître en vue d’un tableau, qui, s’il a été exécuté, est aujourd’hui
perdu h La tête est vue de profil à droite. Les traits en sont réguliers
et beaux, pleins de noblesse, avec une accentuation tout individuelle
qui ne laisse pas de doutes sur la ressemblance. C’est la nature elle-
même, prise sur le vif, avec la marque souveraine d’un incomparable
artiste. La dame a grand air, porte haut, est pleine de franchise dans
sa noble fièreté. Elle est Milanaise, tout l’indique : sa physionomie,
son costume, sa parure, ses cheveux ondulés, retombant en masses
épaisses sur ses épaules2. La manière dont est traité ce portrait
nous permet, d’ailleurs, d’en fixer approximativement la date entre
1495 et 1500. La sanguine et le pastel sont intervenus pour donner
à ce dessin exécuté à la pierre noire quelques-unes des colorations
de la vie, avec une puissance de modelé qui fait prévoir déjà ce que
pourra le peintre dans sa plus grande force. Rapprochez ce portrait
de celui de la Féronnière, les écarts du style et les différences de l’exé-
t. Les repentirs du trait, faits avec les piqûres, prouvent que c’est Léonard
lui-même qui a décalqué ce dessin. (Y. le n° 390 de la Notice des dessins italiens
au Musée du Louvre, par M. Reiset.)
2. Le buste de ce portrait est vu de trois quarts. La robe, largement ouverte sur
le cou, est rayée. Les manches en sont larges.