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GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
connu. La tradition nous montre le lauréat de 1812 sous les dehors
d'un garçon brun, les traits un peu forts, la lèvre ornée de mousta-
ches, le corps ramassé, actif, assez causeur, d'humeur égale et belle,
mais sérieux d'esprit et, dans le fond, ne tenant qu'à son art : au
demeurant, l'homme le plus désintéressé du monde. En de semblables
portraits, la tradition ne peut mentir.
IX.
Nous avons vu Rude entrer dans le groupe des sculpteurs de la
Colonne, nous avons enregistré, au passage, l'enthousiasme des
ateliers pour le grand soldat couronné. François Rude sculptera,
un jour, au versant d'un coteau de Bourgogne, l'image du tragique
dominateur qui a tant passionné ceux de son âge. 11 est essentiel
d'étudier d'un peu plus près la situation des artistes et les disposi-
tions du pays vis-à-vis de l'Empire.
Lord Holland rapporte, dans ses SoMcemrs, un mot original et
profond de Bonaparte sous le Directoire : « Ceci ne peut durer. Ces
directeurs ne savent rien faire pour l'imagination de la nation. »
Voilà, tout crûment, la maxime impériale et l'explication la meilleure
du prestige napoléonien. Dès ses commencements, et par une suite de
coups d'éclat inattendus et très divers, Napoléon s'est emparé de
l'imagination nationale. En Italie, en Egypte, des rayonnements de
légende, des mirages de féeries ont illuminé ses premières batailles.
En France, il s'est manifesté comme le sauveur providentiel. La
religion est par terre, il la relève; les consciences tremblent, il les
rassure; la loi de jadis n'a plus de force, il dicte un code approprié aux
besoins nouveaux; les intérêts vacillent, il les raffermit. Les uns lui
savent gré d'être une toute-puissance issue de la Révolution, les autres
lui sont reconnaissants de reconstituer la hiérarchie générale. Habile
à profiter de la vanité humaine, il tire de l'armée, de l'administration,
de la bourgeoisie, une noblesse sans passé qu'il oppose à l'ancienne et
qu'il ne ferme point. Peu importent les précédents ! On n'en a cure.
Des conventionnels même sont anoblis. Dans l'immense poussée
sociale, dans le tourbillon vertigineux des faits, tout le monde peut
aspirer à tout et tout espérer. Des sous-lieutenants deviennent
maréchaux; des gens de rien deviennent ministres et se voient bom-
bardés barons et comtes, sinon ducs et princes. « Les Français
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
connu. La tradition nous montre le lauréat de 1812 sous les dehors
d'un garçon brun, les traits un peu forts, la lèvre ornée de mousta-
ches, le corps ramassé, actif, assez causeur, d'humeur égale et belle,
mais sérieux d'esprit et, dans le fond, ne tenant qu'à son art : au
demeurant, l'homme le plus désintéressé du monde. En de semblables
portraits, la tradition ne peut mentir.
IX.
Nous avons vu Rude entrer dans le groupe des sculpteurs de la
Colonne, nous avons enregistré, au passage, l'enthousiasme des
ateliers pour le grand soldat couronné. François Rude sculptera,
un jour, au versant d'un coteau de Bourgogne, l'image du tragique
dominateur qui a tant passionné ceux de son âge. 11 est essentiel
d'étudier d'un peu plus près la situation des artistes et les disposi-
tions du pays vis-à-vis de l'Empire.
Lord Holland rapporte, dans ses SoMcemrs, un mot original et
profond de Bonaparte sous le Directoire : « Ceci ne peut durer. Ces
directeurs ne savent rien faire pour l'imagination de la nation. »
Voilà, tout crûment, la maxime impériale et l'explication la meilleure
du prestige napoléonien. Dès ses commencements, et par une suite de
coups d'éclat inattendus et très divers, Napoléon s'est emparé de
l'imagination nationale. En Italie, en Egypte, des rayonnements de
légende, des mirages de féeries ont illuminé ses premières batailles.
En France, il s'est manifesté comme le sauveur providentiel. La
religion est par terre, il la relève; les consciences tremblent, il les
rassure; la loi de jadis n'a plus de force, il dicte un code approprié aux
besoins nouveaux; les intérêts vacillent, il les raffermit. Les uns lui
savent gré d'être une toute-puissance issue de la Révolution, les autres
lui sont reconnaissants de reconstituer la hiérarchie générale. Habile
à profiter de la vanité humaine, il tire de l'armée, de l'administration,
de la bourgeoisie, une noblesse sans passé qu'il oppose à l'ancienne et
qu'il ne ferme point. Peu importent les précédents ! On n'en a cure.
Des conventionnels même sont anoblis. Dans l'immense poussée
sociale, dans le tourbillon vertigineux des faits, tout le monde peut
aspirer à tout et tout espérer. Des sous-lieutenants deviennent
maréchaux; des gens de rien deviennent ministres et se voient bom-
bardés barons et comtes, sinon ducs et princes. « Les Français