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Gazette des beaux-arts: la doyenne des revues d'art — 3. Pér. 8.1892

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Nr. 3
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Wyzewa, Teodor de: Le mouvement des arts en Allemagne, en Angleterre et en Italie
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https://doi.org/10.11588/diglit.24661#0277

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GAZETTE DES BEAUX-ARTS.

254

Voilà comment ce brave peintre silésien s’était représenté le monde ; on l’aurait
pris pour un socialiste s’il n’avait pas complété sa pensée, dans l’autre panneau
du diptyque. Ce second panneau figurait le monde tel qu'il était, non plus pour
nos yeux de pêcheurs, mais pour les yeux infaillibles de Dieu. Au sommet de la
colline, on apercevait maintenant tous les misérables qu'on avait vus tout à l’heure
agenouillés et mourants de faim. Cette troupe lamentable, Dieu l’avait exaltée, il
l’avait placée au-dessus du reste des hommes. Je dois ajouter d’ailleurs que leur
élévation paraissait leur avoir donné un assez fâcheux caractère, car j’ai vu dans
leurs yeux le même sourire satisfait, et la même dureté dans les plis de leurs
lèvres, qui m’avaient rendu si détestables les puissants de la terre, dans le pan-
neau précédent. Où donc les avait-on mis, ces puissants de la terre, ces rois et ces
reines, ces ministres, ces magistrats et ces agents de change? Hélas ! ils étaient tout
au bas du tableau, agenouillés dans une espèce de marais, où Ton voyait des diables
déguisés en grenouilles qui rongeaient leurs belles robes et mordaient leurs jambes.
Si bien que je me serais mis à plaindre ceux-là, à leur tour, si je n’avais eu la
ressource de revoir le premierpanneau, et ainsi de suite indéfiniment. Car la justice
telle que notre faible raison la conçoit, ne se résume t elle pas dans cette formule,
au fond souverainement injuste : « A chacun son tour? »

Tel était ce diptyque que j’ai vu autrefois dans une église de Silésie. Et je ne
puis me le rappeler sans aussitôt songer à mon éminent confrère, M. Bode, le
directeur du Musée de Berlin. C’est d’abord parce que je n’ai pas pu découvrir le
nom du peintre auteur de ce dyptique, et que M. Bode, à coup sùr, l'aurait décou-
vert. Jamais un critique d’art n’a été, en pareille circonstance, moins embarrassé :
qu’il s'agisse de sculpture italienne, de peinture allemande ou de tapisserie per-
sane, M. Bode sait tout, il a vraiment tout étudié, tout approfondi, et le plus inso-
luble problème se résout, dès qu’il comparaît devant lui.

Mais ce n’est pas la seule raison qui associe dans mon esprit le souvenir de ce
vieux tableau au souvenir de M. Bode. Je suis malheureusement de ceux qui pré-
fèrent, même aux tableaux signés, les tableaux anonymes. Je crois volontiers que
les attributions les plus sûres sont encore des hypothèses. Que Ton s’appuie sur le
sujet ou sur le style, ou sur l'exécution des doigts et des oreilles, ou sur la nature
du bois, ou même sur les signatures, au fond c’est toujours une sorte de loterie, et
où jamais personne n’est certain d’avoir tiré le bon numéro. Et de là vient, au
reste, tout l'intérêt de la critique d’art : indéfiniment elle cherche, elle se démène,
elle attribue et désattribue. Le jour où Ton connaîtrait avec certitude les auteurs
de toutes les œuvres d'art, que deviendrions-nous ce jour-là? Nos plus heureuses
qualités se trouveraient sans emploi. Mais, Dieu merci, nous pouvons nous rassu-
rer là-dessus. Les progrès de la critique, depuis cent ans, ont eu pour effet, non
point d’amener partout la certitude, mais au contraire l’incertitude : au lieu de
trancher les questions pendantes, ils ont tout remis en question. Plus nous cher-
chons, plus il nous reste de choses à trouver. Parmi les peintures de Raphaël, il
n’y en aura bientôt plus dix qui seront reconnues pour être de sa main. Déjà Ton se
demande si les peintures de Rembrandt sont l’œuvre de Rembrandt ou de Ferdi-
nand Bol. Et j’ai vu avec un plaisir extrême qu’un jeune savant russe de Charkof
avait décidément résolu par la négative ce fameux problème : Léonard de Vinci
a-t-il jamais pratiqué la peinture?

Mon vieux diptyque silésien me rappelle surtout M. Bode, parce qu’il me donne
 
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