GAZETTE DES BEAUX-ARTS
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toutes passionnée vers un idéal de beauté parfaite. Rien que de
logique à ce qu’une nature de cette qualité, de cette rareté, se
manifestât par des signes originaux; rien que d’inévitable à ce
que, hors d’un groupe d’admirateurs qui avaient compris, elle
étonnât et indisposât, par contraste, la masse toujours trop prompte
à se faire, d’un coup d’œil, une opinion immuable sur les hommes
et les œuvres.
La vie de James Whistler est presque toujours considérée comme
une suite pittoresque de brusqueries. Les historiens les mieux
intentionnés ne se retiennent point de souligner ses caractéristiques
défauts : ombrageux, intraitable, vaniteux, fatuité ingénue, bel
orgueil, capricieux, fantasque, spirituel mais mordant, humoriste,
spleenétique, raffiné, étrange. Pourquoi ne pas résumer tout cela
d’un mot, et que ne dit-on, une fois pour toutes, qu’il fut, parmi
nous, un admirable exemple de fierté? Il était parti d’un principe
qu’on ne peut discuter, savoir : que d’entre les hommes l’artiste est
celui qui se rapproche le plus près des dieux. 11 ramena à cet
axiome tout ce qu’il fit et tout ce qu’il pensa. Orgueilleux? Soit. Il
le fut, mais avec ce sentiment qu’un artiste ne doit jamais l’être assez.
On ne peut lui contester que cette aristocratique méthode le servit
merveilleusement. Elle le conduisit jusqu’à explorer, dans son art,
ces « royaumes de la Quintessence » où il savait rencontrer une
perfection délivrée d’entraves. Elle l’amena notamment à prendre le
pas sur les portraitistes de son temps, à rechercher et à mettre en
valeur, sous les traits de son modèle, l’affleurement de la personna-
lité morale. Elle l’aida encore à dégager des atmosphères typiques
et des horizons de la Tamise ces synthèses de lumière auxquelles il
donnait sciemment une dernière et juste touche en les qualifiant
« arrangements » ou « harmonies ». Elle lui permit ces ripostes
coupantes aux critiques d’art, aux amateurs ou aux juges, provoqua
ses conférences de Londres, de Cambridge et d’Oxford, inspira les
notes marginales de ce livre précieux : « The gentle art of mailing
enemies. » C’eût été trop perdre que d’espérer un Whistler différent.
Si l’on tient pour légitime cette fierté sans laquelle il fût peut-être
resté obscur, —et qui certes contribua le plus à l’épanouissement de
son individualité, — on doit admettre sa réponse à ce visiteur qui, du
bout de sa canne, désignait une toile et questionnait sur le prix :
« Un million, monsieur... Ce sont des prix posthumes. » De même
sa célèbre réplique, alors qu’on lui demandait en combien de temps
il avait fait un portrait : « Une semaine et quarante ans d’expé-
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toutes passionnée vers un idéal de beauté parfaite. Rien que de
logique à ce qu’une nature de cette qualité, de cette rareté, se
manifestât par des signes originaux; rien que d’inévitable à ce
que, hors d’un groupe d’admirateurs qui avaient compris, elle
étonnât et indisposât, par contraste, la masse toujours trop prompte
à se faire, d’un coup d’œil, une opinion immuable sur les hommes
et les œuvres.
La vie de James Whistler est presque toujours considérée comme
une suite pittoresque de brusqueries. Les historiens les mieux
intentionnés ne se retiennent point de souligner ses caractéristiques
défauts : ombrageux, intraitable, vaniteux, fatuité ingénue, bel
orgueil, capricieux, fantasque, spirituel mais mordant, humoriste,
spleenétique, raffiné, étrange. Pourquoi ne pas résumer tout cela
d’un mot, et que ne dit-on, une fois pour toutes, qu’il fut, parmi
nous, un admirable exemple de fierté? Il était parti d’un principe
qu’on ne peut discuter, savoir : que d’entre les hommes l’artiste est
celui qui se rapproche le plus près des dieux. 11 ramena à cet
axiome tout ce qu’il fit et tout ce qu’il pensa. Orgueilleux? Soit. Il
le fut, mais avec ce sentiment qu’un artiste ne doit jamais l’être assez.
On ne peut lui contester que cette aristocratique méthode le servit
merveilleusement. Elle le conduisit jusqu’à explorer, dans son art,
ces « royaumes de la Quintessence » où il savait rencontrer une
perfection délivrée d’entraves. Elle l’amena notamment à prendre le
pas sur les portraitistes de son temps, à rechercher et à mettre en
valeur, sous les traits de son modèle, l’affleurement de la personna-
lité morale. Elle l’aida encore à dégager des atmosphères typiques
et des horizons de la Tamise ces synthèses de lumière auxquelles il
donnait sciemment une dernière et juste touche en les qualifiant
« arrangements » ou « harmonies ». Elle lui permit ces ripostes
coupantes aux critiques d’art, aux amateurs ou aux juges, provoqua
ses conférences de Londres, de Cambridge et d’Oxford, inspira les
notes marginales de ce livre précieux : « The gentle art of mailing
enemies. » C’eût été trop perdre que d’espérer un Whistler différent.
Si l’on tient pour légitime cette fierté sans laquelle il fût peut-être
resté obscur, —et qui certes contribua le plus à l’épanouissement de
son individualité, — on doit admettre sa réponse à ce visiteur qui, du
bout de sa canne, désignait une toile et questionnait sur le prix :
« Un million, monsieur... Ce sont des prix posthumes. » De même
sa célèbre réplique, alors qu’on lui demandait en combien de temps
il avait fait un portrait : « Une semaine et quarante ans d’expé-