GAZETTE DES BEAUX-ARTS
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J’ai beaucoup pensé à toi donc, surtout que tu es à la veille de quitter cette
maison si pleine de souvenirs, où reste vraiment un grand morceau de ma jeunesse,
un morceau qui en sera certainement un des plus importants. Je ne puis me
rappeler sans émotion ma chamhre au deuxième... Je la vois avec sa large fenêtre
toute grande ouverte, fort en désordre, avec une forte odeur de peinture, de la pous-
sière partout, un éblouissement de soleil au dehors, avec des verdures descendant la
côte au premier plan, et tout là-bas, l’église de Laeken se perdant dans le bleu indé-
finissable de l’horizon ! Ah ce que je l’ai regardée cette « vue » par tous ses aspects,
pluie, neige ou radieux soleil ; elle était toujours belle, solitaire et familière à mes
yeux. Bon Papa l’admirait et l’aimait beaucoup aussi. Il venait la voir quelquefois
après le dîner et regarder au loin ces coteaux qu’il avait si souvent gravis avec ses
affections, se fondre et se perdre dans la brume du soir. Il s’en allait alors, moi
j’allumais ma pipe et je serais resté là toute la soirée, écoutant les bruits qui m’arri-
vaient, les cloches lointaines, le merle qui du haut du couvent sonnait la retraite si
joliment, jusqu’au moment où les lumières s’allumaient partout1.
Ses rêves d’avenir, sa manière de concevoir le bonheur nous sont révélés
par ces lignes envoyées à un ami intime, le 8 septembre 1898.
Tu citais Rembrandt et sa Saskia. Eh bien oui ! mon cher, c’est vrai, ça c’est le
rêve ! Moi aussi je me suis nourri le cœur de l’espoir de cette adorable perspective :
avoir un intérieur de travail au foyer même de son affection ! Associer son cœur à
son esprit ! Quand on est artiste dans l’âme, avec cela, cette trinité de condition si
rarement réunies ne peut enfanter que des chefs-d’œuvre.
Cette sensibilité exquise qui prolonge les émotions de l’art, leur donne
pour point de départ et pour soutien la vie tout entière, nous la retrouverons
dans toutes les toiles d'Evenepoel; de là, en grande partie, leur côté prenant
et attachant, mais elle inspirera surtout les portraits où se lit une telle
compréhension de la personnalité, étonnante chez un jeune homme de vingt-
sept ans, notamment les portraits de Francisco de Ytarrino (L’Espagnol à
Paris) (Musée de Gand), de Milcendeau (Musée du Luxembourg à Paris) ;
c est à cette note du caractère d'Evenepoel que nous devrons surtout ses
adorables figures d’enfants, tantôt simples esquisses de têtes, mais pleines
d’expression de vie et de jeunesse, tantôt toiles plus faites : L’Enfant jouant
par terre du Musée de Bruxelles (1897), La Boîte à musique (1895), Charles
en Arabe (1898-99), Charles au chapeau de paille (1898-99), Henriette au
grand chapeau (1898-99), et tant d’autres, où respire un tel amour, un
si profond intérêt pour le jeune modèle ! Cette sensibilité s’étendra du
1. Lettre du 28 mars 1898.
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J’ai beaucoup pensé à toi donc, surtout que tu es à la veille de quitter cette
maison si pleine de souvenirs, où reste vraiment un grand morceau de ma jeunesse,
un morceau qui en sera certainement un des plus importants. Je ne puis me
rappeler sans émotion ma chamhre au deuxième... Je la vois avec sa large fenêtre
toute grande ouverte, fort en désordre, avec une forte odeur de peinture, de la pous-
sière partout, un éblouissement de soleil au dehors, avec des verdures descendant la
côte au premier plan, et tout là-bas, l’église de Laeken se perdant dans le bleu indé-
finissable de l’horizon ! Ah ce que je l’ai regardée cette « vue » par tous ses aspects,
pluie, neige ou radieux soleil ; elle était toujours belle, solitaire et familière à mes
yeux. Bon Papa l’admirait et l’aimait beaucoup aussi. Il venait la voir quelquefois
après le dîner et regarder au loin ces coteaux qu’il avait si souvent gravis avec ses
affections, se fondre et se perdre dans la brume du soir. Il s’en allait alors, moi
j’allumais ma pipe et je serais resté là toute la soirée, écoutant les bruits qui m’arri-
vaient, les cloches lointaines, le merle qui du haut du couvent sonnait la retraite si
joliment, jusqu’au moment où les lumières s’allumaient partout1.
Ses rêves d’avenir, sa manière de concevoir le bonheur nous sont révélés
par ces lignes envoyées à un ami intime, le 8 septembre 1898.
Tu citais Rembrandt et sa Saskia. Eh bien oui ! mon cher, c’est vrai, ça c’est le
rêve ! Moi aussi je me suis nourri le cœur de l’espoir de cette adorable perspective :
avoir un intérieur de travail au foyer même de son affection ! Associer son cœur à
son esprit ! Quand on est artiste dans l’âme, avec cela, cette trinité de condition si
rarement réunies ne peut enfanter que des chefs-d’œuvre.
Cette sensibilité exquise qui prolonge les émotions de l’art, leur donne
pour point de départ et pour soutien la vie tout entière, nous la retrouverons
dans toutes les toiles d'Evenepoel; de là, en grande partie, leur côté prenant
et attachant, mais elle inspirera surtout les portraits où se lit une telle
compréhension de la personnalité, étonnante chez un jeune homme de vingt-
sept ans, notamment les portraits de Francisco de Ytarrino (L’Espagnol à
Paris) (Musée de Gand), de Milcendeau (Musée du Luxembourg à Paris) ;
c est à cette note du caractère d'Evenepoel que nous devrons surtout ses
adorables figures d’enfants, tantôt simples esquisses de têtes, mais pleines
d’expression de vie et de jeunesse, tantôt toiles plus faites : L’Enfant jouant
par terre du Musée de Bruxelles (1897), La Boîte à musique (1895), Charles
en Arabe (1898-99), Charles au chapeau de paille (1898-99), Henriette au
grand chapeau (1898-99), et tant d’autres, où respire un tel amour, un
si profond intérêt pour le jeune modèle ! Cette sensibilité s’étendra du
1. Lettre du 28 mars 1898.