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GAZETTE DES BEAUX-ARTS
tique et de la vie bourgeoise accuse le caractère noble et grave de leur
œuvre.
Ces rares qualités paraissent au plus haut degré dans le tableau des
Joueurs de trictrac, et elles y sont accompagnées des charmes d’une exécu-
tion ferme et d’une couleur aussi harmonieuse que brillante. Admirons le
naturel et la distinction des attitudes, la sobre richesse des costumes, le
rendu exact des accessoires et, particulièrement, du tapis oriental qui forme
le centre coloré de la composition. Admirons surtout ces visages attentifs qui
se révèlent à nous comme à leur insu et cette vérité inimitable que l’on croi-
rait surprise par un contemplateur invisible. Les Joueurs de trictrac n’ont
pas la mystérieuse et romanesque poésie du Corps de garde, où la vérité de
tous les jours est transfigurée par un effet de lumière insolite, mais, par
l’intensité de l'expression, ils ne sont pas indignes d’être mis en parallèle
avec ce tableau célèbre.
Mathieu Le Nain a traité une seconde fois ce sujet, avec des variantes
notables, et cette seconde version, dont la trace était perdue depuis long-
temps, vient d’être retrouvée. On la voit, dans la présente exposition, à côté
des trois tableaux Amenant de Turin : les Joueurs de trictrac, le Jardinier, la
Leçon de danse. Elle est décrite dans le catalogue d’une vente faite à l’hôtel
d’Aligre en 1776: (( Le Nain. A l’intérieur d'un vestibule, trois joueurs
assis autour d’une table ronde et jouant aux dés. Derrière eux sont deux
valets, dont l'un tiont un sac d’espèces qu’il presse contre son cœur.
H. 34 pouces. L. 44 pouces. » Les dés sont substitués au trictrac ; la table
n’a pas de tapis et elle est ronde au lieu d’être carrée. Deux différences sont
encore à signaler : les deux chiens qui occupent ici le premier plan à droite,
et la baie ouverte sur la campagne au fond du tableau. La critique, d’ailleurs,
peut s’exercer sur ces deux points. Les chiens sont bien peints et leur atti-
tude est naturelle; mais on a beau chercher: même en considérant l'incer-
titude due à la pose enchevêtrée des deux animaux, on ne trouve pas le
compte de leurs pattes, il en manque au moins une. D’autre part, le
paysage nous étonne par son manque d’accent et par son aspect hollandais,
à la Van Goyen. Enfin, faute plus grave, la perspective du mur et même de
la table est beaucoup trop relevée sur la droite.
L’attribution du tableau aux frères Le Nain, ou plutôt à Mathieu Le Nain,
n’est cependant pas douteuse. Il y a des fautes même dans quelques-unes des
plus belles œuvres sorties de l’atelier de nos peintres laonnois : il y en a dans
la Vénus de Reims, il y en a même dans la Forge et dans la Charrette du
Louvre. Tantôt on est tenté de les nommer des gaucheries, et c’est dans les
œuvres de Louis ; tantôt on les prend plutôt pour des négligences, et le
reproche s’adresse à Mathieu. Quant au paysage, il est, certes, bien loin de ce
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tique et de la vie bourgeoise accuse le caractère noble et grave de leur
œuvre.
Ces rares qualités paraissent au plus haut degré dans le tableau des
Joueurs de trictrac, et elles y sont accompagnées des charmes d’une exécu-
tion ferme et d’une couleur aussi harmonieuse que brillante. Admirons le
naturel et la distinction des attitudes, la sobre richesse des costumes, le
rendu exact des accessoires et, particulièrement, du tapis oriental qui forme
le centre coloré de la composition. Admirons surtout ces visages attentifs qui
se révèlent à nous comme à leur insu et cette vérité inimitable que l’on croi-
rait surprise par un contemplateur invisible. Les Joueurs de trictrac n’ont
pas la mystérieuse et romanesque poésie du Corps de garde, où la vérité de
tous les jours est transfigurée par un effet de lumière insolite, mais, par
l’intensité de l'expression, ils ne sont pas indignes d’être mis en parallèle
avec ce tableau célèbre.
Mathieu Le Nain a traité une seconde fois ce sujet, avec des variantes
notables, et cette seconde version, dont la trace était perdue depuis long-
temps, vient d’être retrouvée. On la voit, dans la présente exposition, à côté
des trois tableaux Amenant de Turin : les Joueurs de trictrac, le Jardinier, la
Leçon de danse. Elle est décrite dans le catalogue d’une vente faite à l’hôtel
d’Aligre en 1776: (( Le Nain. A l’intérieur d'un vestibule, trois joueurs
assis autour d’une table ronde et jouant aux dés. Derrière eux sont deux
valets, dont l'un tiont un sac d’espèces qu’il presse contre son cœur.
H. 34 pouces. L. 44 pouces. » Les dés sont substitués au trictrac ; la table
n’a pas de tapis et elle est ronde au lieu d’être carrée. Deux différences sont
encore à signaler : les deux chiens qui occupent ici le premier plan à droite,
et la baie ouverte sur la campagne au fond du tableau. La critique, d’ailleurs,
peut s’exercer sur ces deux points. Les chiens sont bien peints et leur atti-
tude est naturelle; mais on a beau chercher: même en considérant l'incer-
titude due à la pose enchevêtrée des deux animaux, on ne trouve pas le
compte de leurs pattes, il en manque au moins une. D’autre part, le
paysage nous étonne par son manque d’accent et par son aspect hollandais,
à la Van Goyen. Enfin, faute plus grave, la perspective du mur et même de
la table est beaucoup trop relevée sur la droite.
L’attribution du tableau aux frères Le Nain, ou plutôt à Mathieu Le Nain,
n’est cependant pas douteuse. Il y a des fautes même dans quelques-unes des
plus belles œuvres sorties de l’atelier de nos peintres laonnois : il y en a dans
la Vénus de Reims, il y en a même dans la Forge et dans la Charrette du
Louvre. Tantôt on est tenté de les nommer des gaucheries, et c’est dans les
œuvres de Louis ; tantôt on les prend plutôt pour des négligences, et le
reproche s’adresse à Mathieu. Quant au paysage, il est, certes, bien loin de ce