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Gazette des beaux-arts: la doyenne des revues d'art — 2.Pér. 3.1870

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Nr. 6
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Viardot, Louis: Un tableau de Lucas Kranach
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https://doi.org/10.11588/diglit.21406#0586

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568

GAZETTE

DES

BEAUX-ARTS.

dans la guerre de Trente Ans, Bernard de Saxe-Weimar. Il est dans les plus vastes
proportions que Lucas Kranach ait jamais adoptées, celles des figures, de grandeur
naturelle. Mais Kranach, qui généralement réussit beaucoup mieux dans les figurines
et les miniatures, s'est élevé cette fois, par la noblesse du style, autant que par le
travail achevé du pinceau, à la hauteur de ces proportions ambitieuses. Les volets
extérieurs étant d'une autre main beaucoup moins habile, passons, et faisons vite
ouvrir les ailes du triptyque.

Sur le volet de gauche se voit, en posture d'adoration, l'électeur Jean-Frédéric,
avec cette étrange tête d'oignon que jadis Périclès cachait sous un casque et que
nous avons revue dans la poire du bon roi Louis-Philippe. Près de lui prie sa femme,
Sibylle de Clèves ; sur le volet de droite sont groupés leurs trois fils, de différents
âges. Quant au panneau central, il nous présente le même sujet que le grand tableau
de Kranach à la Pinacothèque de Munich, un Calvaire. Mais cette fois il est traité
d'une manière si différente qu'elle est en quelque sorte opposée. Le Calvaire de Munich,
en cela resté fidèle aux récits du Nouveau Testament, est entouré des actes principaux
et les plus connus de la Passion : celui de Weimar appartient tout à fait à l'invention
personnelle du peintre, et tous ses détails échappent à la tradition catholique. C'est
comme une nouvelle Confession d'Augsbourg. Au centre, il est vrai, le Christ vient
d'expirer sur la croix. Mais tout le reste d'un Calvaire est supprimé, remplacé. Le
fond n'est plus une vue du Golgotha ou de Jérusalem; c'est un camp, avec ses tentes
et ses sentinelles. De ce camp sort Moïse, portant les Tables de la Loi, et la Mort, qui
précipite le Péché dans les flammes de l'enfer, et Dieu sait combien d'autres person-
nages symboliques. Au pied du gibet se tient l'Agneau pascal, gros comme un mou-
ton, et le groupe ordinaire de Marie, de Madeleine et du jeune saint Jean, fait place
à un autre groupe, de trois personnes aussi, où Kranach s'est peint lui-même, entre
Luther et Jean le Précurseur. Il a sa longue barbe à deux pointes, blanchie dans la cap-
tivité volontaire d'Inspruck ; et du flanc ouvert de Jésus s'élance un long jet de sang
qui vient se répandre sur la tête du peintre. C'est là son Hippocrène, la source de son
génie et de son inspiration. En face de lui, Jésus, bien que mort sur la croix, se
retrouve très-vivant, et livrant bataille, comme un autre Apollon Pyfhien, au grotesque
dragon qui personnifie l'ange des ténèbres. Seulement, au lieu de la lance dont le
frapperait saint Michel, Jésus pousse au monstre avec un rayon de lumière.

Tous ces détails, comme on voit, sont autant de purs emblèmes, et peut-être
faudrait-il, pour en déterminer le sens et la portée, un aussi long commentaire que
pour expliquer les fresques de Cornélius et de Kaulbach. Nous pouvons, en restant
dans la simple appréciation du pittoresque, nous borner à dire que Lucas Kranach n'a
jamais fait de peinture à la fois plus fine et plus vigoureuse, plus exacte et plus expres-
sive. Quand les Allemands disent que l'art doit avant tout idéaliser le réel, nous leur
répondons qu'il doit aussi, et non moins nécessairement, réaliser l'idéal. Ce sont
bien en effet les deux pôles de l'art, entre lesquels il est emprisonné, sans pouvoir
faire plus qu'osciller de l'un à l'autre. Kranach, si je ne m'abuse, a pleinement réuni
ces deux inséparables conditions, et le double exemple qu'il donne ici mérite d'être
étudié comme une double leçon. Puisse-t-elle être profitable aux élèves de la jeune
École des Beaux-Arts que la petite Cité des Muses vient d'ajouter aux autres écoles
de l'Allemagne !

LOUIS VIARDOT.
 
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