LES FRESQUES DE RAPHAËL A LA FARNÉSINE,
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de lettres; il débute indéfiniment. A chaque œuvre nouvelle, ses œuvres
antérieures ne comptent pas, ou plutôt comptent contre lui, s’il est pos-
sible de l’accabler sous la comparaison. S’il en vient à n’avoir plus de
rivaux, son rival le plus redoutable c’est lui-même, c’est son passé : quand
on ne demande plus s’il a du talent, s’il a même du génie, on se demande
bientôt s’il en a toujours ; et parfois, douleur suprême ! lui-même se le
demande. Pour retenir la renommée, il faut plus d’efforts encore que
pour la conquérir. C’est l’incessante lutte pour la vie sous sa forme la
plus tragique, la plus meurtrière comme la plus haute. La sagesse ordon-
nerait de se reposer, mais le véritable artiste aime mieux mourir à la
peine que déchoir, et tomber sur le champ de bataille qu’abdiquer. Plus
il va, plus il lui faut se surpasser, étonner, forcer l’admiration, ajouter
les prodiges aux prodiges, et il décline s’il cesse de grandir.
Raphaël en était là. Tout le monde avait salué joyeusement le soleil
qui se levait au firmament. Tous les vœux avaient accompagné à ses
débuts, et plus tard encore, le jeune homme porté plus haut par chaque
œuvre nouvelle. On s’était même servi de son nom pour battre en brèche
d’autres renommées depuis trop longtemps illustres. Maintenant tout ce
qui l’avait servi se retournait contre lui : car la renommée trop illustre,
c’était désormais la sienne.
Il avait contre lui la malignité et la mobilité de la foule, toujours en
quête d’idoles nouvelles et qui ne fait des dieux que pour les briser ; il
avait contre lui, avec les amis du changement, les envieux petits et
grands : les envieux de son talent, les envieux de sa gloire, les envieux
de la faveur dont il jouissait. Depuis la découverte des fresques de la
chapelle Sixtine, on avait rencontré enfin le rival que l’on cherchait à lui
opposer, et ce rival c’était Michel-Ange, le vivant contraste de Raphaël
pour le génie comme pour le caractère. On le pouvait d’autant mieux que
Raphaël avait été certainement saisi et troublé par les fresques de la Six-
tine ; il leur avait rendu un hommage direct en copiant pour ainsi dire
Michel-Ange dans un ou deux tableaux des Loges. Dans Y Incendie du
Borgo, dans Y Isaïe de l’église Saint-Augustin, dans les peintures même
de Psyché, l’influence de Michel-Ange n’était pas moins manifeste.
Raphaël traversait une crise de sa gloire. Cependant, loin de s’abandon-
ner, il se multipliait : il tenait à prouver à tous qu’il était bien toujours
Raphaël.
Ce qui devait arriver arriva. A ce travail surhumain, il s’épuisait. Sa
facilité même lui faisait illusion sur ses forces. Le cerveau, les nerfs, le
corps, tout chez lui était surmené. Ce qui l’a tué, ce n’est pas, comme
l’ont répété les sots, l’abus du plaisir: ce sont les excès de travail, non
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de lettres; il débute indéfiniment. A chaque œuvre nouvelle, ses œuvres
antérieures ne comptent pas, ou plutôt comptent contre lui, s’il est pos-
sible de l’accabler sous la comparaison. S’il en vient à n’avoir plus de
rivaux, son rival le plus redoutable c’est lui-même, c’est son passé : quand
on ne demande plus s’il a du talent, s’il a même du génie, on se demande
bientôt s’il en a toujours ; et parfois, douleur suprême ! lui-même se le
demande. Pour retenir la renommée, il faut plus d’efforts encore que
pour la conquérir. C’est l’incessante lutte pour la vie sous sa forme la
plus tragique, la plus meurtrière comme la plus haute. La sagesse ordon-
nerait de se reposer, mais le véritable artiste aime mieux mourir à la
peine que déchoir, et tomber sur le champ de bataille qu’abdiquer. Plus
il va, plus il lui faut se surpasser, étonner, forcer l’admiration, ajouter
les prodiges aux prodiges, et il décline s’il cesse de grandir.
Raphaël en était là. Tout le monde avait salué joyeusement le soleil
qui se levait au firmament. Tous les vœux avaient accompagné à ses
débuts, et plus tard encore, le jeune homme porté plus haut par chaque
œuvre nouvelle. On s’était même servi de son nom pour battre en brèche
d’autres renommées depuis trop longtemps illustres. Maintenant tout ce
qui l’avait servi se retournait contre lui : car la renommée trop illustre,
c’était désormais la sienne.
Il avait contre lui la malignité et la mobilité de la foule, toujours en
quête d’idoles nouvelles et qui ne fait des dieux que pour les briser ; il
avait contre lui, avec les amis du changement, les envieux petits et
grands : les envieux de son talent, les envieux de sa gloire, les envieux
de la faveur dont il jouissait. Depuis la découverte des fresques de la
chapelle Sixtine, on avait rencontré enfin le rival que l’on cherchait à lui
opposer, et ce rival c’était Michel-Ange, le vivant contraste de Raphaël
pour le génie comme pour le caractère. On le pouvait d’autant mieux que
Raphaël avait été certainement saisi et troublé par les fresques de la Six-
tine ; il leur avait rendu un hommage direct en copiant pour ainsi dire
Michel-Ange dans un ou deux tableaux des Loges. Dans Y Incendie du
Borgo, dans Y Isaïe de l’église Saint-Augustin, dans les peintures même
de Psyché, l’influence de Michel-Ange n’était pas moins manifeste.
Raphaël traversait une crise de sa gloire. Cependant, loin de s’abandon-
ner, il se multipliait : il tenait à prouver à tous qu’il était bien toujours
Raphaël.
Ce qui devait arriver arriva. A ce travail surhumain, il s’épuisait. Sa
facilité même lui faisait illusion sur ses forces. Le cerveau, les nerfs, le
corps, tout chez lui était surmené. Ce qui l’a tué, ce n’est pas, comme
l’ont répété les sots, l’abus du plaisir: ce sont les excès de travail, non