180
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
claires et qui sont devenues aujourd’hui des ombres noires dans l’original
d’Amsterdam. Peut-on imaginer, vraiment, que le naïf copiste se serait amusé à
éclaircir démesurément les demi-teintes, à copier en clair un tableau sombre, uni-
quement pour se forcer à inventer non seulement des ombres portées et des détails
secondaires, mais même des fragments entiers de personnages? Le mauvais
copiste exagère souvent les détails visibles, parce qu’il ne sait pas les fondre dans
la lumière générale, mais s’il ajoutait des détails nouveaux, on s’en apercevrait
tout de suite, rien qu'à la différence de dessin qui existerait entre les parties
copiées et les parties inventées. L’aquarelle, au moment où elle fut faite, était
donc à peu près dans la même tonalité que le tableau. Nous accorderons volon-
tiers qu’elle en avait remplacé le large parti pris de lumière et d’ombre par un
effet déchiqueté et papillotant ; nous concéderons en outre, tout à fait spontané-
ment , que depuis plus de deux siècles l’aquarelle a dù un peu pâlir, même
enfermée comme elle l’était dans un album. Mais tout cela n’empêche pas qu’elle
représente un effet de plein soleil, évident, indéniable, et qu’elle vienne confirmer
nos affirmations antérieures mieux que nous n’aurions jamais osé l’espérer.
M. Meyer n’est pourtant pas de notre avis sur ce point. Il pense que, pour la
connaissance du ton primitif, de la distribution des valeurs, etc., « l’aquarelle ne
donne rien ». Lin peu plus loin, avec une parfaite courtoisie d’ailleurs, il prend
plus directement à partie notre opinion. Comme ses idées représentent sans aucun
doute le sentiment d’un groupe de critiques et d’artistes, nous allons traduire
tout au long le passage où il donne ses arguments :
« Ce que M. Durand-Gréville a écrit dans son article de la Revue politique et
littéraire du 3 novembre 1883, et confirmé dans la Gazette des Beaux-Arts de
novembre 1883, est exagéré. La robe de la petite fille et la tunique du lieutenant
sont, d’après de Yries, dans la copie de Londres, aussi peu blanches qu’elles le sont
aujourd’hui dans le grand tableau... »
Et plus bas : « Étonnant par le grand éclat du soleil », dit le catalogue
Boendermaker, et de là M. Durand-Gréville tire la conclusion que la Bonde de nuit
elle-même a été peinte dans une gamme claire... Quoique, par l’action du temps,
de la fumée et des vernis, la peinture doive faire aujourd’hui un autre effet qu’à
l’origine, ce serait pourtant aller trop loin, à mon avis, de croire que la copie de
Lundens donne la couleur et le ton primitif avec une exactitude qui prouve d’une
façon incontestable que le tableau, devenu peu à peu la Bonde de nuit, aurait
primitivement été exécuté en pleine et claire lumière du jour. Que la peinture de
Londres donne une toute autre impression, à ce point même que le tableau
d’Amsterdam ait l’air du tableau de Londres vu à travers une vitre brune, chacun
l’admettra volontiers. Mais comment admettre que Lundens, dans sa copie, ait
exprimé toute la maîtrise de Rembrandt au point de vue du clair-obscur, qu'il ait
traduit toute la magie que Rembrandt avait répandue sur sa toile? Peut-on,
uniquement parce qu’il existe une copie dans ce ton, affirmer que le tableau
de Rembrandt a été jadis « une peinture très sage et très claire » et consi-
dérer comme insoutenable et jeter par-dessus bord l’opinion de Charles Blanc
et de Vosmaër, si bien résumée par Victor Hugo dans cette belle expression :
« Rembrandt travaillait avec une palette toute barbouillée de rayons de soleil »?
11 me semble qu’on ne peut pas aller jusque-là. Il est plus juste, à mon avis, de
dire « que les couches de fumée et de vernis devenu jaune, non seulement n’ont
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
claires et qui sont devenues aujourd’hui des ombres noires dans l’original
d’Amsterdam. Peut-on imaginer, vraiment, que le naïf copiste se serait amusé à
éclaircir démesurément les demi-teintes, à copier en clair un tableau sombre, uni-
quement pour se forcer à inventer non seulement des ombres portées et des détails
secondaires, mais même des fragments entiers de personnages? Le mauvais
copiste exagère souvent les détails visibles, parce qu’il ne sait pas les fondre dans
la lumière générale, mais s’il ajoutait des détails nouveaux, on s’en apercevrait
tout de suite, rien qu'à la différence de dessin qui existerait entre les parties
copiées et les parties inventées. L’aquarelle, au moment où elle fut faite, était
donc à peu près dans la même tonalité que le tableau. Nous accorderons volon-
tiers qu’elle en avait remplacé le large parti pris de lumière et d’ombre par un
effet déchiqueté et papillotant ; nous concéderons en outre, tout à fait spontané-
ment , que depuis plus de deux siècles l’aquarelle a dù un peu pâlir, même
enfermée comme elle l’était dans un album. Mais tout cela n’empêche pas qu’elle
représente un effet de plein soleil, évident, indéniable, et qu’elle vienne confirmer
nos affirmations antérieures mieux que nous n’aurions jamais osé l’espérer.
M. Meyer n’est pourtant pas de notre avis sur ce point. Il pense que, pour la
connaissance du ton primitif, de la distribution des valeurs, etc., « l’aquarelle ne
donne rien ». Lin peu plus loin, avec une parfaite courtoisie d’ailleurs, il prend
plus directement à partie notre opinion. Comme ses idées représentent sans aucun
doute le sentiment d’un groupe de critiques et d’artistes, nous allons traduire
tout au long le passage où il donne ses arguments :
« Ce que M. Durand-Gréville a écrit dans son article de la Revue politique et
littéraire du 3 novembre 1883, et confirmé dans la Gazette des Beaux-Arts de
novembre 1883, est exagéré. La robe de la petite fille et la tunique du lieutenant
sont, d’après de Yries, dans la copie de Londres, aussi peu blanches qu’elles le sont
aujourd’hui dans le grand tableau... »
Et plus bas : « Étonnant par le grand éclat du soleil », dit le catalogue
Boendermaker, et de là M. Durand-Gréville tire la conclusion que la Bonde de nuit
elle-même a été peinte dans une gamme claire... Quoique, par l’action du temps,
de la fumée et des vernis, la peinture doive faire aujourd’hui un autre effet qu’à
l’origine, ce serait pourtant aller trop loin, à mon avis, de croire que la copie de
Lundens donne la couleur et le ton primitif avec une exactitude qui prouve d’une
façon incontestable que le tableau, devenu peu à peu la Bonde de nuit, aurait
primitivement été exécuté en pleine et claire lumière du jour. Que la peinture de
Londres donne une toute autre impression, à ce point même que le tableau
d’Amsterdam ait l’air du tableau de Londres vu à travers une vitre brune, chacun
l’admettra volontiers. Mais comment admettre que Lundens, dans sa copie, ait
exprimé toute la maîtrise de Rembrandt au point de vue du clair-obscur, qu'il ait
traduit toute la magie que Rembrandt avait répandue sur sa toile? Peut-on,
uniquement parce qu’il existe une copie dans ce ton, affirmer que le tableau
de Rembrandt a été jadis « une peinture très sage et très claire » et consi-
dérer comme insoutenable et jeter par-dessus bord l’opinion de Charles Blanc
et de Vosmaër, si bien résumée par Victor Hugo dans cette belle expression :
« Rembrandt travaillait avec une palette toute barbouillée de rayons de soleil »?
11 me semble qu’on ne peut pas aller jusque-là. Il est plus juste, à mon avis, de
dire « que les couches de fumée et de vernis devenu jaune, non seulement n’ont