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GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
Le nu et l’expression. — Plus encore qu’en peinture, le nu est
le but suprême vers lequel convergent tous les efforts des statuaires
modernes. Dans l’infinie diversité des choses, le sculpteur ne saisit
que la forme palpable et les contours matériels des objets. Son
domaine est beaucoup plus restreint que celui du peintre, comme
le remarque Léonard de Vinci dans un curieux passage de ses
manuscrits récemment rendus à la lumière par M. Charles Ravaisson.
« Le sculpteur ne peut donner aux choses leurs diverses couleurs ;
le peintre n’y manque jamais. Les perspectives dans les oeuvres des
sculpteurs n’ont aucune apparence de vérité; celles que représentent
les peintres paraissent vraies à des centaines de milles au delà de
l’oeuvre. La perspective aérienne est hors de la portée des sculpteurs;
ils ne peuvent figurer les corps transparents, ni les corps lumineux,
ni les rayons réfléchis, ni les corps luisants, comme les miroirs et
les surfaces lustrées; pas davantage les brouillards, les temps
obscurs... » Ainsi renfermée dans un étroit empire, la plastique n’a
qu’un filon précieux à exploiter, l’être humain, et elle y revient sans
cesse, considérant comme secondaire tout le reste. De plus, le nu
aura toujours pour elle beaucoup plus d’attrait que le corps vêtu, car
celui-ci est soumis aux lois contingentes des modes, aux variations
historiques et ethnographiques; le nu est l’enveloppe humaine elle-
même, éternellement simple, vraie et immuable. Un très beau
modèle peut rappeler la Vénus de Cnide, mais la plus élégante des
Parisiennes ne ressemblera jamais à une femme de Tanagre.
Si l’on s’en tient aux titres des œuvres exposées on découvre,
parmi les artistes qui envoient des études de nu, quatre catégories :
des classiques (sujets antiques), des spiritualistes (sujets bibliques et
religieux), des symbolistes (sujets allégoriques), des réalistes (sujets
de la vie populaire). En fait, ces quatre groupes ne constituent qu’une
seule et même école, car l'origine antique, païenne et profane, de
toutes ces productions est indéniable. Que M. Balloni nomme Isaac
son jeune garçon assis et que M. Maillard appelle Icare son éphèbe
renversé sur le sol, que M. Hexamer intitule Mélodie et M. Mony
Psyché, une femme nue debout, que M. Loiseau-Rousseau voie dans
un homme convulsé et criant une Victime de Cléopâtre, tandis que
M. Gréber y reconnaît une victime du Grisou, il est clair que ces
différentes étiquettes sont fort peu importantes. Ce qui frappe dans
la multitude des oeuvres, c’est de voir combien la tradition antique
qui domine tout, qui s’impose à tous les yeux parles titres choisis ou
par les réminiscences de l’exécution, s’est, en réalité, affaiblie et
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
Le nu et l’expression. — Plus encore qu’en peinture, le nu est
le but suprême vers lequel convergent tous les efforts des statuaires
modernes. Dans l’infinie diversité des choses, le sculpteur ne saisit
que la forme palpable et les contours matériels des objets. Son
domaine est beaucoup plus restreint que celui du peintre, comme
le remarque Léonard de Vinci dans un curieux passage de ses
manuscrits récemment rendus à la lumière par M. Charles Ravaisson.
« Le sculpteur ne peut donner aux choses leurs diverses couleurs ;
le peintre n’y manque jamais. Les perspectives dans les oeuvres des
sculpteurs n’ont aucune apparence de vérité; celles que représentent
les peintres paraissent vraies à des centaines de milles au delà de
l’oeuvre. La perspective aérienne est hors de la portée des sculpteurs;
ils ne peuvent figurer les corps transparents, ni les corps lumineux,
ni les rayons réfléchis, ni les corps luisants, comme les miroirs et
les surfaces lustrées; pas davantage les brouillards, les temps
obscurs... » Ainsi renfermée dans un étroit empire, la plastique n’a
qu’un filon précieux à exploiter, l’être humain, et elle y revient sans
cesse, considérant comme secondaire tout le reste. De plus, le nu
aura toujours pour elle beaucoup plus d’attrait que le corps vêtu, car
celui-ci est soumis aux lois contingentes des modes, aux variations
historiques et ethnographiques; le nu est l’enveloppe humaine elle-
même, éternellement simple, vraie et immuable. Un très beau
modèle peut rappeler la Vénus de Cnide, mais la plus élégante des
Parisiennes ne ressemblera jamais à une femme de Tanagre.
Si l’on s’en tient aux titres des œuvres exposées on découvre,
parmi les artistes qui envoient des études de nu, quatre catégories :
des classiques (sujets antiques), des spiritualistes (sujets bibliques et
religieux), des symbolistes (sujets allégoriques), des réalistes (sujets
de la vie populaire). En fait, ces quatre groupes ne constituent qu’une
seule et même école, car l'origine antique, païenne et profane, de
toutes ces productions est indéniable. Que M. Balloni nomme Isaac
son jeune garçon assis et que M. Maillard appelle Icare son éphèbe
renversé sur le sol, que M. Hexamer intitule Mélodie et M. Mony
Psyché, une femme nue debout, que M. Loiseau-Rousseau voie dans
un homme convulsé et criant une Victime de Cléopâtre, tandis que
M. Gréber y reconnaît une victime du Grisou, il est clair que ces
différentes étiquettes sont fort peu importantes. Ce qui frappe dans
la multitude des oeuvres, c’est de voir combien la tradition antique
qui domine tout, qui s’impose à tous les yeux parles titres choisis ou
par les réminiscences de l’exécution, s’est, en réalité, affaiblie et