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— 162 —

tien l'attitude douloureuse du Sauveur flé-
chissant sous le bois du Golgolha. Le mou-
vement de la tête devait indiquer la douce
résignation du condamné. Son regard lim-
pide et lumineux fixait la cîme du calvaire.
Le corps était brisé. Les genoux ployaient.
Le bras n'avait plus d'énergie, la main s'était
ouverte. Un accablement général laissait
pressentir que la victime allait s'affaisser.
Flandrin prit un modèle et tenta de le poser,
mais au bout de quelques minutes il s'aper-
çut qu'il cherchait l'âme où elle ne saurait
être. Appelant son frère, il lui demanda de
prendre un crayon, et lui-même posa, dans
son expression d'amour et de torture, le
Christ qu'il avait rêvé.

Le modèle vivant n'a point d'âme. Il est la
forme, il est le réel. Dans ses proportions
visibles est circonscrite l'œuvre du statuaire,
mais non son action.

XVIII.

L'argile est modelée. Le statuaire l'en-
toure d'un voile, et pendant une semaine il
s'en éloigne.

Pourquoi?

Parce que son regard a trop longtemps
caressé cette œuvre de son choix.

Un père se prend à aimer jusqu'aux capri-
ces de son enfant.

Le statuaire doit craindre que son œuvre
ne soit pas sans défaut. Un ami serait-il bon
juge? N'appelons personne. Ce n'est pas
l'heure.

Quelques jours passés dans l'étude d'un
autre sujet rendront à l'esprit son impartia-
lité, à l'œil sa sévère précision.

XIX.

J'ai dit pourquoi le marbre devait être la
matière préférée du sculpteur (4).

L'artiste, lorsqu'il travaillait la glaise,
avait devant les yeux le modèle vivant. Main-
tenant, c'est un moulage relevé sur l'argile
qui va prendre la place du modèle.

Le marbre est épanellé. Le praticien s'en
approche et procède à la mise aux points.

XX.

Le praticien peut être un sculpteur de
mérite. Le renom d'un maître l'a fasciné, il
lui demeure fidèle. Pour peu que son inspi-
ration personnelle ne résiste pas aux com-
mandements de sa volonté, on le voit em-
ployer ses jours à traduire des œuvres
plastiques qu'il n'a pas modelées.

Parfois cette existence laborieuse, enve-
loppée d'ombre, est trop lourde à porter.

Le praticien se relève.

Il a besoin de penser et de se sentir vivre.
Il laisse inachevées ces figures qu'il avait
ordre de tirer du bloc. Le ciseau fait place à
l'ébauchoir; la terre, succède au marbre ; l'ar-
tisan devient artiste. Et si quelque passant

Ci) La Sculpture au Salon de 1874

demande à cet audacieux ce qu'il compte
faire et quel est son nom, l'homme se re-
tourne et dit :

« — Je m'appelle Pierre Puget ! »

C'est l'exception.

On sait qu'un certain nombre de praticiens
habiles ont secondé Canova. Plusieurs répé-
titions de ses statues, acceptées comme sor-
ties de ses mains, sont le travail de ses auxi-
liaires.

L'illusion n'eût pas été possible s'il se fût
agi des œuvres d'un penseur. Canova, sculp-
teur maniéré, a pu ne rien perdre à ces
reproductions, un artiste philosophe y eût
perdu son caractère et sa puissance.

« Défiez-vous du séduisant travailleur de
marbre », disait en parlant de Canova le
peintre Louis David lorsqu'il prenait congé
de ses élèves à leur départ pour l'Italie. Le
travailleur de marbre ! Ne semble-t-il pas que
Louis David ait assimilé le sculpteur des
Trois Grâces à ses praticiens?

Mais ce que Canova s'est dispensé de faire
par indifférence, d'autres n'osent pas l'es-
sayer par timidité. Il existe des sculpteurs
que le mabre effraye.

Duret fut de ceux-là.

Sa statue de la Tragédie et celle de Rachel
permettent de juger à quel péril est exposé
le" statuaire incapable de traiter son marbre.
Une erreur de praticien n'a pu être réparée
par Duret dans sa figure de la Tragédie.
Rachel n'est qu'une ébauche avancée. Et
encore qu'on puisse alléguer que la mort ait
surpris l'artiste en l'empêchant de finir sa
statue, l'éloignement bien connu de Duret à
l'endroit du marbre nous permet de penser
qu'avec de plus longs jours il n'eût pas sen-
siblement modifié son œuvre.

XXI.

Quiconque méprise le marbre n'est pas
sculpteur.

L'argile autorise les retouches de toute
sorte. Le modeleur la pétrit au gré de sa
pensée. Son travail, en un certain sens, dif-
fère peu de celui du peintre. Il colore de
lumière en refoulant la glaise qu'il sait ren-
dre lisse. L'ombre accourt docile à son appel
entre des saillies qu'une idée soudaine lui
conseille d'accentuer.

Le marbre veut un ciseau résolu.

Libre de creuser au plus profond de la
pierre, le sculpteur n'est pas maître d'atté-
nuer ensuite la trace de l'outil.

Il enlève, il n'ajoute jamais.

Faut-il plaindre le praticien d'être enserré
dans de telles limites? Non ; la tâche de l'ou-
vrier n'exige point une plus grande liberté.
Ce n'est pas lui qui chante, il écrit. Le poëme
est l'œuvre du statuaire, le praticien n'en
saisit que la syntaxe. Artiste aux ailes re-
pliées, parfois il lui arrive d'effleurer le
Beau ; il ne sait ni l'étreindre, ni le nommer.

XXII.

Le Beau est l'essence de l'art. C'est du
marbre, avant tout, que doit jaillir sa fleur
immatérielle. Or, c'est la main du statuaire,
ce sont des doigts inspirés qui seuls impo-
seront silence à la rudesse de la pierre.
C'est le sculpteur qui seul est capable d'adou-
cir sans émousser; seul il a le secret de
l'idée, seul il peut limiter le caractère, l'ac-
cent, la finesse, la vie à ce point de rencon-
tre du Beau idéal et du Beau plastique dont
le magique embrassement impose à l'esprit.

Observez un maître devant son marbre.
Alors que sa statue paraît achevée, il en
compte encore les défauts. Il s'est éloigné de
quelques pas, afin de mieux observer l'en-
semble de son travail. Silence! il revient
vers sa statue... Que va-t-il faire? Il n'a pas
d'outil.

Où l'homme de pratique eût passé la râpe,
le maître va passer la paume de la main !

Ne vous demandez plus comment le mar-
bre ainsi caressé devient vivant. La râpe du
praticien n'est qu'un peu de fer : la main du
maître, c'est le génie.

XXIII.

Nous avons analysé le procédé. Mais peut-
être cette méthode, si précise qu'elle soit
dans le détail, n'est-elle pas complète.

Quand nous avons traité de Yœuvre sculp-
tée (1), nous avons dit quel est l'enchaîne-
ment du Vrai, du Bien et du Beau.

La logique ne permet pas qu'on l'oublie.
Si l'art émane réellement de ce triple foyer,
l'artiste, lorsqu'il procède à l'exécution de
son travail, doit graviter autour de ces cen-
tres, d'où lui viennent, avec la lumière, la
chaleur et la force.

Le statuaire, dans la recherche de l'idée,
est mû par le Bien..

C'est le procédé de l'esprit.

L'esquisse est une note plastique. Le pro-
cédé de la main commence avec le modèle.

À quelles sources l'artiste a-t-il puisé pen-
dant qu'il modelait la glaise, si ce n'est aux
sources du Vrai? Cet homme nu et debout à
sa droite, que nous avons défini le point de
la vie, n'était-il pas le témoin de la vérité du
geste, de l'attitude, des proportions?

Le statuaire est enfacedu marbre ébauché.
Ce n'est plus le Bien qui l'occupe; depuis
longtemps son œuvre est fondée sur le prin-
cipe du Bien. La loi du Vrai, fidèlement
obéie, lui a permis de créer à son image et
à sa ressemblance. Une âme est descendue
dans la pierre, elle ordonne à ses formes
d'être vivantes. L'œuvre sculptée n'est-elle
donc pas achevée?

Non.

Quelque chose d'impalpable doit l'envelop-
per encore, et le statuaire s'apprête à tisser
ce vêtement.

(1) La Sculpture au Salon de 1873.
 
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