SUR LE MONT-SACRÉ....
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des pâtres se sont creusé une chaumière, à meubler un paysage d’une simplicité tranquille. Puis
on laisse à un tournant la route pour gravir dans l’herbe un talus qui est ce Mont-Sacré en si
grand renom, où se retira pour s’y fortifier la plèbe romaine, pressurée et affamée déjà par le
patriciat deux cent soixante ans après la fondation de la ville, tant la tyrannie est rapide dans les
républiques! Chacun connaît cette histoire, et l’apologue de Menenius-Agrippa, et la création
des tribuns, et la seconde émigration du peuple cinquante ans après la première, lorsque la
mort de Virginie l’eut soulevé contre le despotisme des décemvirs. De cette épique taupinière, si
l’on n’avait pas de tous côtés un admirable point de vue, on pourrait se croire en plaine, le site
n étant un peu escarpé que vers l’est où l’on plonge sur les sinuosités du Teverone. L’espace
énorme qui sépare des monts Sabins et de la chaîne du Monte-Cavo les rivages de la mer est
clair-semé de quelques chapelets de collines, et a été encombré par les coulées de lave qu’ont
lancées à diverses reprises, sur quelques lieues, les cratères volcaniques des montagnes. Si l’on
répandait les unes sur les autres, au milieu d’une arène, des nappes de plomb fondu qui s’éten-
draient avant de se solidifier, et se projetteraient en caps plus ou moins déprimés, on donnerait
sur une échelle microscopique un plan en relief de la campagne de Rome, plus vaste qu’on ne
peut le dire, plus souverainement belle qu’on ne peut se l’imaginer, et d’une couleur qui échappe
aux peintres actuels.
Rien n’est mystérieux comme ces thébaïdes incultes et découvertes où la pensée s’empreint
peu à peu de la poétique horreur qui naît dans la contemplation des lieux abandonnés. L’air est
pénétrant et vif, les contours se dessinent comme au sommet des monts où l’atmosphère se
raréfie; les torrents de soleil qui estompent, en les embrasant de lumière, les plans reculés, tirent
eu relief ou laissent dans l’ombre bleue quelque roche, quelque ruine qui déchirent çà et là le
tapis vert. Au loin, une chanson, une fumée qui montent, révèlent des pasteurs, des troupeaux
épars. On recueille je ne sais quelle impression des terres vierges sur cette sépulture d’une
civilisation; il semble que l’on ait sous ses pas la tenture des hautes montagnes, arrachée de
leurs cimes et horizontalement étendue. A travers cette pâture pyrénéenne ainsi prosternée, des
entrées d’hypogées simulent des cavernes et font rêver aux mystères d’un monde souterrain :
chaque mamelon est le masque d’une grandeur romaine. Des lignes de tombeaux, suivant les
dépressions du sol, jalonnent les routes qui conduisaient à la capitale universelle; d’immenses
lignes d’aqueducs prolongent sur les prairies les ombres de leurs arcades : mobilier sobre de
ces austères paysages que la lumière enivre sans les égayer. On passerait là des journées émues
en s’imaginant que l’on ne songe à rien, tant on y aspire l’âme du monde antique. Comme le
Grand Désert, la campagne de Rome est à jamais inconnue; nul ne la parcourt sans chercher,
et chaque année est témoin de quelque découverte. Le splendide bassin, l’inépuisable trésor, que
cette vaste région qui, de Rome aux monts Sabins couverts de neige, se déploie entre le Soracte
qu’Horace a chanté, et le pied de ces monts dont un temple à Jupiter marquait le faîte, et qui
portaient sur leur versant Albe-la-Longue !
Ce pays n’est qu’un mausolée; c’est presque avec étonnement que l’on regarde vivre sur ces
champs endormis des bœufs, des buffles dont le cri sonne comme une trompe, et se succéder
par les chemins des fermiers, des paysannes chevauchant vers les monts de cobalt enluminés
de rose : cadre harmonieux des ardeurs de la plaine. Longtemps je suivis des yeux un de ces
couples rustiques, jeune ménage costumé de couleurs vivement fleuries : ils trottaient conjuga-
lement, jambe deci, jambe delà, ne faisant qu’un avec leur monture, dressant leur buste bien
campé au milieu d’un attirail disposé sur la croupe des chevaux avec un art involontaire.
Prenant à gauche du Mont-Sacré, ils avaient quitté la route pour un sentier qui s’infléchit au revers
d’une colline, et qu’ils abandonnèrent bientôt. Cette voie tracée dans les herbes, étroite, sinueuse,
se poursuit jusqu’à un mamelon de forme carrée qui me paraîtrait artificiel lors même qu on
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des pâtres se sont creusé une chaumière, à meubler un paysage d’une simplicité tranquille. Puis
on laisse à un tournant la route pour gravir dans l’herbe un talus qui est ce Mont-Sacré en si
grand renom, où se retira pour s’y fortifier la plèbe romaine, pressurée et affamée déjà par le
patriciat deux cent soixante ans après la fondation de la ville, tant la tyrannie est rapide dans les
républiques! Chacun connaît cette histoire, et l’apologue de Menenius-Agrippa, et la création
des tribuns, et la seconde émigration du peuple cinquante ans après la première, lorsque la
mort de Virginie l’eut soulevé contre le despotisme des décemvirs. De cette épique taupinière, si
l’on n’avait pas de tous côtés un admirable point de vue, on pourrait se croire en plaine, le site
n étant un peu escarpé que vers l’est où l’on plonge sur les sinuosités du Teverone. L’espace
énorme qui sépare des monts Sabins et de la chaîne du Monte-Cavo les rivages de la mer est
clair-semé de quelques chapelets de collines, et a été encombré par les coulées de lave qu’ont
lancées à diverses reprises, sur quelques lieues, les cratères volcaniques des montagnes. Si l’on
répandait les unes sur les autres, au milieu d’une arène, des nappes de plomb fondu qui s’éten-
draient avant de se solidifier, et se projetteraient en caps plus ou moins déprimés, on donnerait
sur une échelle microscopique un plan en relief de la campagne de Rome, plus vaste qu’on ne
peut le dire, plus souverainement belle qu’on ne peut se l’imaginer, et d’une couleur qui échappe
aux peintres actuels.
Rien n’est mystérieux comme ces thébaïdes incultes et découvertes où la pensée s’empreint
peu à peu de la poétique horreur qui naît dans la contemplation des lieux abandonnés. L’air est
pénétrant et vif, les contours se dessinent comme au sommet des monts où l’atmosphère se
raréfie; les torrents de soleil qui estompent, en les embrasant de lumière, les plans reculés, tirent
eu relief ou laissent dans l’ombre bleue quelque roche, quelque ruine qui déchirent çà et là le
tapis vert. Au loin, une chanson, une fumée qui montent, révèlent des pasteurs, des troupeaux
épars. On recueille je ne sais quelle impression des terres vierges sur cette sépulture d’une
civilisation; il semble que l’on ait sous ses pas la tenture des hautes montagnes, arrachée de
leurs cimes et horizontalement étendue. A travers cette pâture pyrénéenne ainsi prosternée, des
entrées d’hypogées simulent des cavernes et font rêver aux mystères d’un monde souterrain :
chaque mamelon est le masque d’une grandeur romaine. Des lignes de tombeaux, suivant les
dépressions du sol, jalonnent les routes qui conduisaient à la capitale universelle; d’immenses
lignes d’aqueducs prolongent sur les prairies les ombres de leurs arcades : mobilier sobre de
ces austères paysages que la lumière enivre sans les égayer. On passerait là des journées émues
en s’imaginant que l’on ne songe à rien, tant on y aspire l’âme du monde antique. Comme le
Grand Désert, la campagne de Rome est à jamais inconnue; nul ne la parcourt sans chercher,
et chaque année est témoin de quelque découverte. Le splendide bassin, l’inépuisable trésor, que
cette vaste région qui, de Rome aux monts Sabins couverts de neige, se déploie entre le Soracte
qu’Horace a chanté, et le pied de ces monts dont un temple à Jupiter marquait le faîte, et qui
portaient sur leur versant Albe-la-Longue !
Ce pays n’est qu’un mausolée; c’est presque avec étonnement que l’on regarde vivre sur ces
champs endormis des bœufs, des buffles dont le cri sonne comme une trompe, et se succéder
par les chemins des fermiers, des paysannes chevauchant vers les monts de cobalt enluminés
de rose : cadre harmonieux des ardeurs de la plaine. Longtemps je suivis des yeux un de ces
couples rustiques, jeune ménage costumé de couleurs vivement fleuries : ils trottaient conjuga-
lement, jambe deci, jambe delà, ne faisant qu’un avec leur monture, dressant leur buste bien
campé au milieu d’un attirail disposé sur la croupe des chevaux avec un art involontaire.
Prenant à gauche du Mont-Sacré, ils avaient quitté la route pour un sentier qui s’infléchit au revers
d’une colline, et qu’ils abandonnèrent bientôt. Cette voie tracée dans les herbes, étroite, sinueuse,
se poursuit jusqu’à un mamelon de forme carrée qui me paraîtrait artificiel lors même qu on