LE PANNEAU de levy-dhurmer
AU PALAIS DE JUSTICE
II y a bientöt deux ans que le gouverne-
ment ordonna, par decret, l’enlevement des
images de piete dans les monuments civils.
Le Palais de Justice se depouilla le premier
de son celebre triptyque. Le Louvre y gagna
une toile rare, mais la chambre d’audience
y perdit un tableau et son mur resta nu.
On vint alors trouver M. L.-L. Dhur-
mer, et, lui indiquant l’espace ä remplir,
on lui laissa toute liberte quant ä l’inter-
pretation.
Un triptyque dicte par la foi profonde
du XV® siede ne se remplace pas facilement!
II fallait concevoir une oeuvre essentielle-
ment la'ique pour repondre ä l’etat actuel
des esprits, mais assez mystique, pour re-
pandre autour d’elle une atmospere de
consolation et de paix : en un mot, une
page oü la morale prit la place de la reli-
gion ! Le maitre le sentit; il chercha long-
temps, ebaucha maintes etudes, aussitöt
abandonnees, impuissantes a rendre sa pen-
see, puis un jour, l’inspiration vint, il crea.
II trouva dans sa dualite d’homme et d’ar-
tiste ces accents dechirants dont il possede
le secret : ces angoisses qui montent cornrne
la mer, vous envahissent peu ä peu, et
finissent par vous prendre tout entier.
Conque dans une tonalite chaude oii
s’harmonise la gamme des bruns, la compo-
sition se deroule, douloureusement humaine,
symbolique, vraie, presque sans accessoires.
Une grande clarte occupe le haut de la
toile, lueur mysterieuse emanant d’une in-
telligence superieure, qui projette sa lumiere
sur le juge et sur les desherites qui I’en-
tourent, attendant son verdict.
Cet homme, vivante incarnation de la
justice souveraine dont on attend la verite,
semble souffrir, torture par le doute. Son
cerveau puissant se debat entre les exigences
de la loi sur laquelle il s’appuye, et la voix
de sa concience qui crie misericorde.
Au premier plan, enveloppee par des
rayons qui dorent sa tete blonde, une fillette
joue ä la poupee, tournant le dos aux in-
quietudes et ä la souffrance. Heureux äge
oü rien ne ternit la serenite; plus loin, son
frere, sans doute, cöntemple avec interet la
grande figure qui se detache dans une at-
mosphere lumineuse.
Autour de cette fraiche evocation d’in-
souciance et de purete se presse la foule
grouillante des coupables; quelques-uns per-
dus dans la penombre, d’autres surgissant
de l’obscurite, nimbes de lumiere.
Chaque personnage incarne une des
plaies sociales. Une Alle toute jeune qui
serre dans ses bras un bebe aux yeux dejä
douloureux, raconte avec une simplicite
poignante la misere de la femme. Aban-
donnee sans ressource, apres un moment
d’egarement, eile a vole pour nourrir son
petit; et, doublement blessee dans son
amour d’amante et de mere, eile a tant
souffert qu’on la sent vieille, malgre la
forme juvenile de sa Silhouette.
Tapie comme une bete traquee, eile se
cache, tandis que derriere eile, provocant et
redresse, l’assassin de profession brave la
justice. Superbe d’allure, tordant ses mains
serrees par les menottes, il jette un defi ä
la societe, se complait dans le crime et
veut l’admiration.
De l’autre cbte de la barre un condamne
proclame son innocence meconnue. Il porte
au bras la fletrissure ineffaqable qu’imprime
le numero matricule du bagne et person-
nifie l’epouvante de l’erreur judiciaire.
De toutes ces douleurs qui s’etalent au
grand jour, de celle que derobe l’obscurite
qu’on sent confusement habitee de souf-
france, s’eleve une teile emotion, un tel
gemissement, que le coeur s’ouvre ä l’indul-
gence, ä la commiseration.
Comment traduire la grande pensee
contenue dans ces quelques metres de toile?
Car la brosse, tout en posant ses couleurs,
a ecrit un code d’humanite.
Elle a montre la misere engendree par
la misere, demande la pitie, l’interet des
puissants pour les enfants qui sont sans
pain dans l’ombre, reclame leur appui pour
relever ceux qui pleurent ou maudissent,
AU PALAIS DE JUSTICE
II y a bientöt deux ans que le gouverne-
ment ordonna, par decret, l’enlevement des
images de piete dans les monuments civils.
Le Palais de Justice se depouilla le premier
de son celebre triptyque. Le Louvre y gagna
une toile rare, mais la chambre d’audience
y perdit un tableau et son mur resta nu.
On vint alors trouver M. L.-L. Dhur-
mer, et, lui indiquant l’espace ä remplir,
on lui laissa toute liberte quant ä l’inter-
pretation.
Un triptyque dicte par la foi profonde
du XV® siede ne se remplace pas facilement!
II fallait concevoir une oeuvre essentielle-
ment la'ique pour repondre ä l’etat actuel
des esprits, mais assez mystique, pour re-
pandre autour d’elle une atmospere de
consolation et de paix : en un mot, une
page oü la morale prit la place de la reli-
gion ! Le maitre le sentit; il chercha long-
temps, ebaucha maintes etudes, aussitöt
abandonnees, impuissantes a rendre sa pen-
see, puis un jour, l’inspiration vint, il crea.
II trouva dans sa dualite d’homme et d’ar-
tiste ces accents dechirants dont il possede
le secret : ces angoisses qui montent cornrne
la mer, vous envahissent peu ä peu, et
finissent par vous prendre tout entier.
Conque dans une tonalite chaude oii
s’harmonise la gamme des bruns, la compo-
sition se deroule, douloureusement humaine,
symbolique, vraie, presque sans accessoires.
Une grande clarte occupe le haut de la
toile, lueur mysterieuse emanant d’une in-
telligence superieure, qui projette sa lumiere
sur le juge et sur les desherites qui I’en-
tourent, attendant son verdict.
Cet homme, vivante incarnation de la
justice souveraine dont on attend la verite,
semble souffrir, torture par le doute. Son
cerveau puissant se debat entre les exigences
de la loi sur laquelle il s’appuye, et la voix
de sa concience qui crie misericorde.
Au premier plan, enveloppee par des
rayons qui dorent sa tete blonde, une fillette
joue ä la poupee, tournant le dos aux in-
quietudes et ä la souffrance. Heureux äge
oü rien ne ternit la serenite; plus loin, son
frere, sans doute, cöntemple avec interet la
grande figure qui se detache dans une at-
mosphere lumineuse.
Autour de cette fraiche evocation d’in-
souciance et de purete se presse la foule
grouillante des coupables; quelques-uns per-
dus dans la penombre, d’autres surgissant
de l’obscurite, nimbes de lumiere.
Chaque personnage incarne une des
plaies sociales. Une Alle toute jeune qui
serre dans ses bras un bebe aux yeux dejä
douloureux, raconte avec une simplicite
poignante la misere de la femme. Aban-
donnee sans ressource, apres un moment
d’egarement, eile a vole pour nourrir son
petit; et, doublement blessee dans son
amour d’amante et de mere, eile a tant
souffert qu’on la sent vieille, malgre la
forme juvenile de sa Silhouette.
Tapie comme une bete traquee, eile se
cache, tandis que derriere eile, provocant et
redresse, l’assassin de profession brave la
justice. Superbe d’allure, tordant ses mains
serrees par les menottes, il jette un defi ä
la societe, se complait dans le crime et
veut l’admiration.
De l’autre cbte de la barre un condamne
proclame son innocence meconnue. Il porte
au bras la fletrissure ineffaqable qu’imprime
le numero matricule du bagne et person-
nifie l’epouvante de l’erreur judiciaire.
De toutes ces douleurs qui s’etalent au
grand jour, de celle que derobe l’obscurite
qu’on sent confusement habitee de souf-
france, s’eleve une teile emotion, un tel
gemissement, que le coeur s’ouvre ä l’indul-
gence, ä la commiseration.
Comment traduire la grande pensee
contenue dans ces quelques metres de toile?
Car la brosse, tout en posant ses couleurs,
a ecrit un code d’humanite.
Elle a montre la misere engendree par
la misere, demande la pitie, l’interet des
puissants pour les enfants qui sont sans
pain dans l’ombre, reclame leur appui pour
relever ceux qui pleurent ou maudissent,