COULISSIANA
12
— Comment, mon p’tit directeur, vous réduisez de moitié mon cachet !
— Que veux-tu? Par ce temps d’influenza.
— Eh ben! mais, que diriez-vous si moi, je ne montrais plus qu’une jambe?
eût dit par moment une bêle, les jambes s'entortillant |
l’une autour de l’autre en un fouillis inextricable, le
corps se repliant en plusieurs parties, la tête venant
apparaître entre les genoux par derrière, toute cette
créature les membres retournés, sans haut ni bas; on
entendait craquer des os, on voyait des tensions de
herfs, des courbures de muscles, des étirements péni-
bles, toute une dislocation extraordinaire.
Ses tours finis, le petit saltimbanque, en sueur, la
Peau rougie par l’exercice, le sang à tleurde chair, qué-
manda à travers les tables, une sébille de cuivre à la
■bain; puis, ne disant aucune parole, mais sa figure
ayant repris son air triste, il secouait son faible pécule,
bnplorant de son doux regard d’enfant malheureux. La
recetle terminée, il roula son lapis, rendossa son palc-
*'°t étriqué et pas à sa taille, et ayant salué ses specta-
teurs d’un instant, reprit sa course sur le boulevard.
Dans la soirée, il donna ainsi deux représentations
Seuiement : le plus souvent, en le voyant venir, les
Garçons qui le connaissaient se faisaient signe et le
Passaient; lui, résigné, n’en voulant pas de cette
s°urde inimitié qu’il sentait toujours contre lui, s’en
a'lait chercher plus loin le carré d’asphalte où il pour-
lait faire ses tours; et si on le laissait, alors, sur le dur
°tt°ir où parfois l’on entendait d’un coup sec cogner
! sa tète pâlotte, il recommençait les exercices que je lui
^ avais vu faire.
»
# #
Il avait peu gagné, ce jour-là, le petit saltimbanque;
aussi lorsque, vers minuit, il monta sur le tramway qui
allait remiser, il ne parla pas beaucoup à son ami le
cocher. Assis sur l’impériale, à côté du siège, il faisait
peu attention aux chevaux galopant, pressés de rentrer
à l’écurie, le naseau comme reniflant des senteurs d’a-
voine. Non, il songeait à la baraque, à la roule toute
noire pour y arriver, où il avait grand’peur...Des coups
de fouet claquent dans l’air, l’attelage ralentit; voilà les
fortifications avec, se silhouettant dans le ciel, leurs
bastions épais; voilà, sur le boulevard de ronde, la re-
mise des tramways. Le cocher et l’enfant se disent bon-
soir, et tandis qu’on dételle les chevaux tout fumants
de leur course, qu’on les mène en leur écurie bien
chaude, lui, le petit, s’en va sur la route déserte, gre-
lottant sous son mince paletot, les jambes fouettées par
l’air de la nuit.
On entend bruire des envolements d’oiseaux au cri
sinistre; les troncs des arbres prennent des formes bi-
zarres ; l’enfant a peur, très peur ; aussi il marche vile,
et bientôt il distingue la lueur du campement. Il ap-
proche, les chiens aboient, mais se taisent aussitôt en le
reconnaissant.
Assis sur les marches de la roulotte, le brûle-gueule
à la bouche, le « père » guette l’enfant, l’air rude et de
méchante humeur.
La sébille est vidée; à la clarté de son culot, l’homme
a compté. « Vaurien ! » grommelle-t-il entre ses dent^.
Il trouve qu’il n’a pas assez, il grogne, et sa main cal-
leuse s’abat lourdement sur la tête du petit, qui se
baisse déjà attendant le coup. « Va te coucher où lu
voudras, sale teigne ! » A l’enfant qui s’éloigne il lance
une pierre qui était là, à sa portée, et rentre en mau-
gréant dans la voiture qu’il ferme derrière lui.
Cependant, le bambin a gagné sa place accoutumée,
près du gros chien de garde et de la chèvre savante ; il
se blottit dans le poil de la bique pour avoir plus
chaud, et, rompu de fatigue, abruti delà tape reçue, les
idées nageant au hasard dans sa pauvre petite cervelle,
il s’endort avec des sanglots au fond de la gorge, sous
le grand ciel clément où brillent les étoiles d’or.
Maurice Guillemot.
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— Comment, mon p’tit directeur, vous réduisez de moitié mon cachet !
— Que veux-tu? Par ce temps d’influenza.
— Eh ben! mais, que diriez-vous si moi, je ne montrais plus qu’une jambe?
eût dit par moment une bêle, les jambes s'entortillant |
l’une autour de l’autre en un fouillis inextricable, le
corps se repliant en plusieurs parties, la tête venant
apparaître entre les genoux par derrière, toute cette
créature les membres retournés, sans haut ni bas; on
entendait craquer des os, on voyait des tensions de
herfs, des courbures de muscles, des étirements péni-
bles, toute une dislocation extraordinaire.
Ses tours finis, le petit saltimbanque, en sueur, la
Peau rougie par l’exercice, le sang à tleurde chair, qué-
manda à travers les tables, une sébille de cuivre à la
■bain; puis, ne disant aucune parole, mais sa figure
ayant repris son air triste, il secouait son faible pécule,
bnplorant de son doux regard d’enfant malheureux. La
recetle terminée, il roula son lapis, rendossa son palc-
*'°t étriqué et pas à sa taille, et ayant salué ses specta-
teurs d’un instant, reprit sa course sur le boulevard.
Dans la soirée, il donna ainsi deux représentations
Seuiement : le plus souvent, en le voyant venir, les
Garçons qui le connaissaient se faisaient signe et le
Passaient; lui, résigné, n’en voulant pas de cette
s°urde inimitié qu’il sentait toujours contre lui, s’en
a'lait chercher plus loin le carré d’asphalte où il pour-
lait faire ses tours; et si on le laissait, alors, sur le dur
°tt°ir où parfois l’on entendait d’un coup sec cogner
! sa tète pâlotte, il recommençait les exercices que je lui
^ avais vu faire.
»
# #
Il avait peu gagné, ce jour-là, le petit saltimbanque;
aussi lorsque, vers minuit, il monta sur le tramway qui
allait remiser, il ne parla pas beaucoup à son ami le
cocher. Assis sur l’impériale, à côté du siège, il faisait
peu attention aux chevaux galopant, pressés de rentrer
à l’écurie, le naseau comme reniflant des senteurs d’a-
voine. Non, il songeait à la baraque, à la roule toute
noire pour y arriver, où il avait grand’peur...Des coups
de fouet claquent dans l’air, l’attelage ralentit; voilà les
fortifications avec, se silhouettant dans le ciel, leurs
bastions épais; voilà, sur le boulevard de ronde, la re-
mise des tramways. Le cocher et l’enfant se disent bon-
soir, et tandis qu’on dételle les chevaux tout fumants
de leur course, qu’on les mène en leur écurie bien
chaude, lui, le petit, s’en va sur la route déserte, gre-
lottant sous son mince paletot, les jambes fouettées par
l’air de la nuit.
On entend bruire des envolements d’oiseaux au cri
sinistre; les troncs des arbres prennent des formes bi-
zarres ; l’enfant a peur, très peur ; aussi il marche vile,
et bientôt il distingue la lueur du campement. Il ap-
proche, les chiens aboient, mais se taisent aussitôt en le
reconnaissant.
Assis sur les marches de la roulotte, le brûle-gueule
à la bouche, le « père » guette l’enfant, l’air rude et de
méchante humeur.
La sébille est vidée; à la clarté de son culot, l’homme
a compté. « Vaurien ! » grommelle-t-il entre ses dent^.
Il trouve qu’il n’a pas assez, il grogne, et sa main cal-
leuse s’abat lourdement sur la tête du petit, qui se
baisse déjà attendant le coup. « Va te coucher où lu
voudras, sale teigne ! » A l’enfant qui s’éloigne il lance
une pierre qui était là, à sa portée, et rentre en mau-
gréant dans la voiture qu’il ferme derrière lui.
Cependant, le bambin a gagné sa place accoutumée,
près du gros chien de garde et de la chèvre savante ; il
se blottit dans le poil de la bique pour avoir plus
chaud, et, rompu de fatigue, abruti delà tape reçue, les
idées nageant au hasard dans sa pauvre petite cervelle,
il s’endort avec des sanglots au fond de la gorge, sous
le grand ciel clément où brillent les étoiles d’or.
Maurice Guillemot.