ACTUALITES
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— Garçon, voyez donc ce fromage : il est tout humide...
— De larmes ! Monsieur n’ignore pas qu’en ce moment la Hollande est en deuil.
Depuis le temps que M. Beaufumet de Melez-les-Pots,
membre de l’Académie des sciences de Bougival, en-
voyait à cette docte assemblée des résultats thermomé-
triques stupéfiants, on finit par s’en émouvoir.
Il y avait certes de quoi.
Lorsque les thermomètres bougivalais marquaient
quinze deetrés au-dessous de zéro, celui de Melez-les-
Pots accusait un pauvre petit degré ; les thermomètres
de la banlieue parisienne étaient-ils à la glace fondante,
lemercure de Melez-les-Pots indiquait une température
printanière.
Ce n’était point naturel. On parla de ce phénomène
dans une des dernières séances de l’Académie. — Un
membre avança même que cette anomalie pouvait s’ex-
pliquer par le passage, sur cette bienheureuse com-
mune, de quelque gulf-strcam venteux.
Une enquête s’imposait ; elle fut décidée à l’unani-
mité. Il n’y a rien de curieux comme les savants.
Cependant, il faut bien l’avouer, l’amour de la science
pure ne les entraînait pas tous vers ce bienheureux
pays où l’on avait chaud lorsque tout le monde grelot-
tait.
Quelques esprits plus pratiques songeaient au parti à
tirer de ce climat, qui semblait tout indiqué pour créer
à Melez-les-Pots une station hivernale.
La mission se composait de trois savants triés sur le
vole', — si, toutefois, on admet qu’on se serve de volet
pour trier les savants dessus.
L’honorable qui avait opiné pour un gulf-stream
aérien était du nombre.
Us prirent dans leur malle des jaquettes d’été et ils
parfirent soigneusement emmitouflés.
En arrivant en gare, le froid leur sembla un peu plus
vif qu’à Bougival.
Us en firent la remarque au chef de gare, qui battait
de la semelle sur le quai.
— Ah! dit celui-ci, c’est seulement dans la propriété
de M. Beaufumet que l’on a chaud... Ici on gèle comme
ailleurs.
On arriva.
Ce fut l’aimable membre correspondant qui se pré-
senta lui-même pour recevoir ses collègues.
Le savant au courant aérien levait le nez en l’air en
reniflant à outrance.
— Brrr! dit-il, le gulf-stream n’est pas au-dessus... il
est au-dessous... Il doit passer un courant d’eau bouil-
lante sous nos pieds, je le sens.
— Moi, je ne le sens pas du tout, murmura un savant
qui se serait contenté d’une simple bouillotte.
Mais on sait que les savants se contredisent toujours.
— Faites des fouilles, monsieur Beaufumet, reprit le
premier ; percez des puits à l’endroit où votre thermo-
mètre marque une température exagérée!
— Le voici, mon thermomètre, dit, le membre corres-
pondant, désignant un instrument au bas duquel on
lisait cette pompeuse inscription :
A L’ILLUSTBE M. BEAUFUMET
Bon de son confrère Badinard
— Ah! c’est le cadeau d’un confrère, dit un des sa-
vants en se pinçant les lèvres.
— Oui, après une vive discussion sur la coloration
possible des vents, Badinard m’a envoyé cet objet en
signe de réconciliation.
Sans mot dire, le savant déficela sa malle et en tira
un thermomètre qu’il compara avec l’autre.
— Hein! dit-il, regardez... U n’a pas été donné par
Badinard, celui-là.
Il marquait douze degrés au-dessous de zéro !
— Le traître! s’écria Beaufumet, comprenant enfin; il
avait détraqué le thermomètre avant de me l’envoyer!...
Et je suis tombé dans le panneau!
— Nous allons décidément remporter nos jaquettes.
— El moi, ma veste!... Infâme Badinard!
— Pauvre ami ! Mais n’en dites rien, pour l’honneur
de l’Académie... Ah! un conseil. Vous savez! Timeo da-
naos... Ce qui veut dire : Méfiez-vous des thermomètres
d’honneur et des donneurs de ihermomètre!
Jules Demollikns.
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— Garçon, voyez donc ce fromage : il est tout humide...
— De larmes ! Monsieur n’ignore pas qu’en ce moment la Hollande est en deuil.
Depuis le temps que M. Beaufumet de Melez-les-Pots,
membre de l’Académie des sciences de Bougival, en-
voyait à cette docte assemblée des résultats thermomé-
triques stupéfiants, on finit par s’en émouvoir.
Il y avait certes de quoi.
Lorsque les thermomètres bougivalais marquaient
quinze deetrés au-dessous de zéro, celui de Melez-les-
Pots accusait un pauvre petit degré ; les thermomètres
de la banlieue parisienne étaient-ils à la glace fondante,
lemercure de Melez-les-Pots indiquait une température
printanière.
Ce n’était point naturel. On parla de ce phénomène
dans une des dernières séances de l’Académie. — Un
membre avança même que cette anomalie pouvait s’ex-
pliquer par le passage, sur cette bienheureuse com-
mune, de quelque gulf-strcam venteux.
Une enquête s’imposait ; elle fut décidée à l’unani-
mité. Il n’y a rien de curieux comme les savants.
Cependant, il faut bien l’avouer, l’amour de la science
pure ne les entraînait pas tous vers ce bienheureux
pays où l’on avait chaud lorsque tout le monde grelot-
tait.
Quelques esprits plus pratiques songeaient au parti à
tirer de ce climat, qui semblait tout indiqué pour créer
à Melez-les-Pots une station hivernale.
La mission se composait de trois savants triés sur le
vole', — si, toutefois, on admet qu’on se serve de volet
pour trier les savants dessus.
L’honorable qui avait opiné pour un gulf-stream
aérien était du nombre.
Us prirent dans leur malle des jaquettes d’été et ils
parfirent soigneusement emmitouflés.
En arrivant en gare, le froid leur sembla un peu plus
vif qu’à Bougival.
Us en firent la remarque au chef de gare, qui battait
de la semelle sur le quai.
— Ah! dit celui-ci, c’est seulement dans la propriété
de M. Beaufumet que l’on a chaud... Ici on gèle comme
ailleurs.
On arriva.
Ce fut l’aimable membre correspondant qui se pré-
senta lui-même pour recevoir ses collègues.
Le savant au courant aérien levait le nez en l’air en
reniflant à outrance.
— Brrr! dit-il, le gulf-stream n’est pas au-dessus... il
est au-dessous... Il doit passer un courant d’eau bouil-
lante sous nos pieds, je le sens.
— Moi, je ne le sens pas du tout, murmura un savant
qui se serait contenté d’une simple bouillotte.
Mais on sait que les savants se contredisent toujours.
— Faites des fouilles, monsieur Beaufumet, reprit le
premier ; percez des puits à l’endroit où votre thermo-
mètre marque une température exagérée!
— Le voici, mon thermomètre, dit, le membre corres-
pondant, désignant un instrument au bas duquel on
lisait cette pompeuse inscription :
A L’ILLUSTBE M. BEAUFUMET
Bon de son confrère Badinard
— Ah! c’est le cadeau d’un confrère, dit un des sa-
vants en se pinçant les lèvres.
— Oui, après une vive discussion sur la coloration
possible des vents, Badinard m’a envoyé cet objet en
signe de réconciliation.
Sans mot dire, le savant déficela sa malle et en tira
un thermomètre qu’il compara avec l’autre.
— Hein! dit-il, regardez... U n’a pas été donné par
Badinard, celui-là.
Il marquait douze degrés au-dessous de zéro !
— Le traître! s’écria Beaufumet, comprenant enfin; il
avait détraqué le thermomètre avant de me l’envoyer!...
Et je suis tombé dans le panneau!
— Nous allons décidément remporter nos jaquettes.
— El moi, ma veste!... Infâme Badinard!
— Pauvre ami ! Mais n’en dites rien, pour l’honneur
de l’Académie... Ah! un conseil. Vous savez! Timeo da-
naos... Ce qui veut dire : Méfiez-vous des thermomètres
d’honneur et des donneurs de ihermomètre!
Jules Demollikns.