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SUR LA GLACE
— Mon cher vicomte, je vous confie mon cpouse-, mais n’oubliez point la
recommandation : glissez, mortel, n’appuyez pas !
Encore une invitation; celle-ci probablement pour
une soirée. On donne beaucoup de soirées cet hiver;
témoin ces deux gros paquets de lettres pour le
médecin du dix-sept et l’huissier du dix-liuit. Les
protêts et les fluxions de poitrine sont la preuve la
plus certaine que les Parisiens s’amusent...
Dame! il faut bien que tout le monde vive!
Autre genre de divertissement : un prospectus
pour le vingt-quatre. L’annonce de quelque inven-
tion plus ou moins brevetée, la réclame d’un maga-
sin nouveau ou l’exposé d'une entreprise gigantes-
que au capital de plusieurs millions... de dupes.
Autant de variantes au fameux air de : Prenez mon
ours!... Ours commerciaux, industriels, littéraires ou
autres, le refrain est éternellement le même, les
résultats aussi. Le prospectus, c’est le résumé de la
vie moderne. Promettre beaucoup et tenir le moins
possible; de belles paroles pour cacher de vilaines
choses, paraître au lieu d’être. Avec cinq ou six
mille de ces imprimés-là, le premier venu peut se
décerner à lui-même la gloire, la fortune, le génie
même.
Quant au mérite obscur, on n’a pas le temps de le
découvrir. Ils ont, parbleu! bien raison, les héros de
la réclame. Courage, mes bons amis! Vous con-
naissez votre époque et vous l’honorez comme vous
la connaissez. Répandez à profusion votre éloge à
tant la ligne, attroupez les badauds à coups de
grosse caisse.
C’est là un moyen de parvenir rapide, infaillible
et economique : cinq centimes d’affranchissement,
pas davantage !
Monsieur?... Monsieur?... Voici une suscription
illisible. Papier grossier, écriture contrefaite, port
non payé. Suffît! un seul de ces indices trahirait
l’incognito d’une lettre anonyme... J’ai toujours
remarqué, depuis que j’exerce, que les gens qui
commettaient cette sorte d’infamie avaient l’aimable
précaution de vous en laisser payer les frais.
La lettre anonyme est l’art d’assassiner son pro-
chain d’un trait de plume. Dans quel ménage celle-
ci va-t-elle porter la désolation? Quelle ignoble
vengeance représente-t-elle? De quelle vilejalousie
satisfera-t-elle les rancunes?...
Pauvre numéro vingt-huit! Il est peut-être bien
tranquille au coin de son feu. Il s’est levé avec des
idées riantes, il récapitule les souvenirs de son bon-
heur passé et énumère les chances de son bonheur
à venir. Mais un coquin furtif a jugé convenable de
lui jeter à la lace cette poignée de boue; et la boue,
de si bas qu’elle soit partie, fera sa tache dans cette
existence.
Pauvre numéro vingt-huit!
11 y a des instants où l’on est honteux d’un métier
qui vous rend le complice involontaire de ces crimes
hypocrites !
Hâtons-nous de nous délivrer de ce bagage attris-
tant, et passons à... Une lettre'de deuil pour le trente.
Large bande noire, cachet noir, idées noires.
Cette spécialité-là ne fait jamais relâche : « Mon-
sieur un tel a l'honneur de vous faire part de la perte dou
loureuse... » La formule est inamovible comme les
regrets éternels du Père-Lachaise; et pourtant!...
La statistique devrait s’occuper d’évaluer la durée
moyenne des chagrins causés par les pertes doulou-
reuses.
La progression est notée d’avance.
Dans un quart d’heure, quand le concierge mon-
tera le sinistre billet : — Ah! mon Dieu! quel mal-
heur!... Ce brave X...! Un si charmant homme ! Cela
m’a donné un coup !... Mon Dieu ! quel malheur!
Demain : — C’est à dix heures le convoi de ce
brave X... Justement, j’avais un rendez-vous. C’est
assommant. Et une pluie... Enfin, X... était un si bon
garçon !
Après-demain: — Vous me demandez ce que c’est
que cette lettre ?... Rien; un de mes amis qu’on a
enterré hier .. Dame ! nous sommes tous mortels !
Dans huit jours : — Comment! pas une allumette
pour allumer mon cigare! Ah! cette lettre... Comme
le temps passe! Déjà une semaine depuis que l’ami
X... est mort! Fameux cigare...
Pertes douloureuses, regrets éternels, ce sont les
imprimeurs et les marbriers qui vous ont inven-
tés...
Mais, si je ne m’abuse, cette rue-ci est terminée
pour ce matin... Recommençons l’inventaire pour- _.
une autre... Des mêmes aux mêmes...
FANTASIO*
SUR LA GLACE
— Mon cher vicomte, je vous confie mon cpouse-, mais n’oubliez point la
recommandation : glissez, mortel, n’appuyez pas !
Encore une invitation; celle-ci probablement pour
une soirée. On donne beaucoup de soirées cet hiver;
témoin ces deux gros paquets de lettres pour le
médecin du dix-sept et l’huissier du dix-liuit. Les
protêts et les fluxions de poitrine sont la preuve la
plus certaine que les Parisiens s’amusent...
Dame! il faut bien que tout le monde vive!
Autre genre de divertissement : un prospectus
pour le vingt-quatre. L’annonce de quelque inven-
tion plus ou moins brevetée, la réclame d’un maga-
sin nouveau ou l’exposé d'une entreprise gigantes-
que au capital de plusieurs millions... de dupes.
Autant de variantes au fameux air de : Prenez mon
ours!... Ours commerciaux, industriels, littéraires ou
autres, le refrain est éternellement le même, les
résultats aussi. Le prospectus, c’est le résumé de la
vie moderne. Promettre beaucoup et tenir le moins
possible; de belles paroles pour cacher de vilaines
choses, paraître au lieu d’être. Avec cinq ou six
mille de ces imprimés-là, le premier venu peut se
décerner à lui-même la gloire, la fortune, le génie
même.
Quant au mérite obscur, on n’a pas le temps de le
découvrir. Ils ont, parbleu! bien raison, les héros de
la réclame. Courage, mes bons amis! Vous con-
naissez votre époque et vous l’honorez comme vous
la connaissez. Répandez à profusion votre éloge à
tant la ligne, attroupez les badauds à coups de
grosse caisse.
C’est là un moyen de parvenir rapide, infaillible
et economique : cinq centimes d’affranchissement,
pas davantage !
Monsieur?... Monsieur?... Voici une suscription
illisible. Papier grossier, écriture contrefaite, port
non payé. Suffît! un seul de ces indices trahirait
l’incognito d’une lettre anonyme... J’ai toujours
remarqué, depuis que j’exerce, que les gens qui
commettaient cette sorte d’infamie avaient l’aimable
précaution de vous en laisser payer les frais.
La lettre anonyme est l’art d’assassiner son pro-
chain d’un trait de plume. Dans quel ménage celle-
ci va-t-elle porter la désolation? Quelle ignoble
vengeance représente-t-elle? De quelle vilejalousie
satisfera-t-elle les rancunes?...
Pauvre numéro vingt-huit! Il est peut-être bien
tranquille au coin de son feu. Il s’est levé avec des
idées riantes, il récapitule les souvenirs de son bon-
heur passé et énumère les chances de son bonheur
à venir. Mais un coquin furtif a jugé convenable de
lui jeter à la lace cette poignée de boue; et la boue,
de si bas qu’elle soit partie, fera sa tache dans cette
existence.
Pauvre numéro vingt-huit!
11 y a des instants où l’on est honteux d’un métier
qui vous rend le complice involontaire de ces crimes
hypocrites !
Hâtons-nous de nous délivrer de ce bagage attris-
tant, et passons à... Une lettre'de deuil pour le trente.
Large bande noire, cachet noir, idées noires.
Cette spécialité-là ne fait jamais relâche : « Mon-
sieur un tel a l'honneur de vous faire part de la perte dou
loureuse... » La formule est inamovible comme les
regrets éternels du Père-Lachaise; et pourtant!...
La statistique devrait s’occuper d’évaluer la durée
moyenne des chagrins causés par les pertes doulou-
reuses.
La progression est notée d’avance.
Dans un quart d’heure, quand le concierge mon-
tera le sinistre billet : — Ah! mon Dieu! quel mal-
heur!... Ce brave X...! Un si charmant homme ! Cela
m’a donné un coup !... Mon Dieu ! quel malheur!
Demain : — C’est à dix heures le convoi de ce
brave X... Justement, j’avais un rendez-vous. C’est
assommant. Et une pluie... Enfin, X... était un si bon
garçon !
Après-demain: — Vous me demandez ce que c’est
que cette lettre ?... Rien; un de mes amis qu’on a
enterré hier .. Dame ! nous sommes tous mortels !
Dans huit jours : — Comment! pas une allumette
pour allumer mon cigare! Ah! cette lettre... Comme
le temps passe! Déjà une semaine depuis que l’ami
X... est mort! Fameux cigare...
Pertes douloureuses, regrets éternels, ce sont les
imprimeurs et les marbriers qui vous ont inven-
tés...
Mais, si je ne m’abuse, cette rue-ci est terminée
pour ce matin... Recommençons l’inventaire pour- _.
une autre... Des mêmes aux mêmes...
FANTASIO*