LE CHARIVARI
Je 11e vous recommencerai pas les énuméra-
tions antérieures.
Fatalement, à cette époque, une pièce de ce
genre est forcée d’exécuter des variations sur des
airs déjà connus. Il faut se contenter des thèmes
que fournit l’année écoulée.
Et nous avons déjà constaté que ces thèmes
étaient bien peu nombreux pour 1890.
Nous devions donc fatalement revoir ce scélérat
de Funiculaire avec sa ritournelle de rigueur,
l’Avre, la Manifestation du 1er mai, les...
Allons, bon ! J’avais promis de ne pas énumérer.
MM. Froyez, Oudot, Duret et de Gorsse se sont
mis à quatre, et aussi sans doute en quatre, pour
trouver autre chose.
Où il n’y a rien, l’ingéniosité perd ses droits.
Force leur a donc été de se contenter du menu
maigre.
Ils ont prodigué les airs aimables et les imita-
tions pour tromper l’appétit du public, qui s’est
laissé faire avec bienveillance.
Il a même bissé à plusieurs reprises M. Tar-
ride, qui dit spirituellement et parodie notam-
ment Kham-Hill avec une drôlerie incontestable.
La commère est Mlle Gilberte, le compère
M. Guy, qui a de l’entrain.
M. Germain montre tour a tour son suave profil
orné d’une barbe auvergnate et d’un chignon
blond de vivandière.
Jugez un peu 1
Léona Dare renouvelle ses poses plastiques.
Ajoutez un acte des théâtres qui se démène suffi-
samment.
Les Coulisses cleParis donneront à la nouvelle
direction le temps de s’orienter et de prendre dé-
finitivement possession du théâtre qu’il s’agit de
revivifier.
Pierre Véron.
Mais il nous a paru curieux de feuilleter quelques
journaux de 1872, au moment où il fut question de
recommencer la série des bœufs-gras et où elle
sembla clôturée :
« La farce, aussi lugubre qu’antique de la prome-
nade du bœuf-gras, dit l’un, est supprimée, enfin!
C’est fini, et bien fini I »
« Le bœuf-gras est mort, s’écrie un autre, vive le
bœuf maigre ! »
« Le bœuf-gras, dit un troisième, c’était l’image
du passé, du passé monarchique, bouffi de graisse
malsaine et couvert d’oripeaux, avec son cortège ri-
dicule et grotesque d’institutions surannées et de
courtisans à visages de carton, à perruques de chien-
dent, aux costumes de velours de coton mauvais
teint! »
Supprimez demain les bals de l’Opéra et rétablis-
sez-les clans vingt ans, vous lirez demain les mômes
anathèmes, et j’espère que, dans vingt ans, vous
pourrez lire les louanges de la résurrection.
Si j’étais le générai Boulanger, cela me rendrait
un tout petit espoir au fond du cœur. Car, en toutes
choses, comme disait Guibollard, il faut laisser
« passer » le mérinos.
Les maraîchers, les horticulteurs et les fleuristes
poussent des cris désespérés. Les fleuristes de Paris
ont soulevé, à ce propos, un incident particulier.
Ils se plaignent, dans une pétition adressée au
Conseil municipal, de ïa concurrence illicite que leur
fait rétablissement des serres de Paris, autrement
dit le jardin de la Muette.
Le Conseil a bien déclaré que les serres ne doivent
fournir qu’aux fêtes municipales. Il paraît que, mal-
gré cela, le jardin cle la Muette fournit les trois
quarts des garnitures pour les fêtes et soirées des
particuliers.
C’est un Bon-Marché de fleurs, laïque et point gra-
tuit, qui fait une concurrence déloyale aux malheu-
reux marchands d’arbustes et de fleurs.
Dernières nouvelles.
Au moment de mettre sous presse, on annon^
qu il n’y aura pas de bœuf-gras cette année. L
On n’aurait pas le temps de l’engraisser!
Les syndicats cle la boucherie et de l’alimentatinn
prétendent qu’il faut trois mois d’études. n
Allons clone!... Maintenait qu’on nous a mis in
bœuf à la bouche... ü
M. Bourgeois cite les mots de Dumas à la tribune
comme arguments. Ce pourquoi il paraît très sniri *
tuel. ' 1
En voici un autre, inédit, qu’il pourra caser, à pro-
pos clés Mémoires qui surgissent de toutes parts : ~
« Un homme de lettres qui écrit ses Mémoires
disait Dumas l’autre jour, me fait l’effet d’un me-
nuisier qui se relèverait la nuit pour raboter des
planches. »
Avec une douzaine d’arguments ainsi conçus on
est sûr d’avoir toujours la majorité.
Un employé, à son chef, directeur d’une grosse
administration :
— Ah! monsieur, je souffre bien des dents... Au-
tant que monsieur la semaine dernière.
Le directeur, sèchement. — Vous n’allez pas com-
parer la douleur que vous éprouvez avec celle qu’a
pu ressentir votre directeur!
Correctionnelle.
Le président, à l'accusé, un Alphonse beau comme
Apollon. — Comment gagnez-vous votre vie?
L’accusé, baissant les yeux. — Je gagne... à être
connu.
H. Henriot.
BIERE..S'-&ERÏAIMAYE^™
bnmr Douar. ICO. Bas Cardlnat. KO. PARIS.— TéUvKon«. « Clnltti
LE PIOUPIOU( BAILLY Frc" & C à Ornons)
CHRONIQUE DU JOUR
La rentrée du bœuf-gras a été célébrée par tout le
monde. C’est une occasion de rire, et elles devien-
nent plus rares chaque jour. C’est aussi une occasion
de faire la charité, car la promenade sera une caval-
cade de bienfaisance, et cela seul suffirait à la justi-
fier.
Les dépêches de New-York sont agréables à lire.
Naturellement, Padfceswski est dans l’affaire.
« Un homme, ayant tous les traits de l’assassin du
général Seliverstoff, a^été vu à Silverton(Colorado).
11 a acheté une mule et a disparu dans la montagne. »
Nous n’irons pas l’y chercher.
La deuxième dépêche est intéressante. Il s’agit
d’un grand scandale, occasionné à Baltimore par le
fils de M. B laine, secrétaire d’Etat des Etats-Unis.
A un bal, au cotillon, le jeune James Blaine (un
fin-de-siècle... naturellement) s’est assis tout à coup
sur le parquet, a retiré ses souliers et a frotté l’un
d’eux sur le dos d’une dame.
Les maîtres de la maison ont aussitôt saisi M.
Blaine fils par ses chausses (sic) et l’ont déposé dans
la rue.
L’incident est charmant, surtout si l’on songe
qu’on nous rase depuis quelque temps avec le chic
américain, toujours cité comme exemple, et que le-
dit chic américain a remplacé le chic anglais.
BOURSE-EXPRESS
La liquidation du Stock-Exchange a l’air d’aller
comme sur des roulettes. Quelques maisons sont
dans le lac, comme on dit; mais la grande masse se
défend admirablement bien. Du reste, depuis les
histoires Argentines, les crédits se sont resserrés
quelque peu. C’est un mal, évidemment, au point de
vue des affaires ; mais au point de vue de la sécurité
générale, c’est incontestablement un bien.
On commence déjà, ici, à parler argent pour le
règlement de comptes de la fin du mois. Les capi-
taux sont abondants, les reports, jusqu’à présent,
sont pour rien. Donc, il y a énormément de chances
pour que la liquidation soit satisfaisante. Si elle l’est
en effet, les établissements de crédit ont l’intention,
paraît-il, de se livrer à une véritable orgie d’af-
faires.
... Comptez là-dessus et buvez de l’eau !
Castorine*
LES DERNIERS INDIENS”
(( Voir des Indiens », c’est la grande curiosité,
l’unique espoir de distraction du voyageur, aussitôt
que, sorti de la pittoresque région des Lacs, il sent
peser sur ses épaules l’immense et majestueux en-
nui de la Prairie du Nord-Ouest américain, où
l’énorme train qui l’emporte semble perdu à tout
jamais.
Des heures mortelles se sont écoulées. Enfin
le soleil, comme endormi par la monotonie d’un pay-
sage réduit à une seule ligne droite, s’est retiré sans
cortège et sans pompe. Une longue nuit a passé. Au
jour, voici la même Prairie, les mêmes brins d’une
herbe large, dure, aux reflets métalliques, les mê-
mes gophers dressant leurs tètes futées de gros rats,
pour voir fuir, à quelques pas d’eux, cette machine
(*) Nous empruntons à un attrayant volume de M. Léon de
Tinseau, publié chez Calmann Lévy .sous ce titre : Du Havre à
Marseille par l’Amérique et le Japon, un chapitre auquel les der-
niers événements d’Amérique donnent un intérêt d’actualité.
grondante qui ne les effraye plus. Est-il possible que
nous ayons déjà fait des centaines de lieues dans ce
désert sans sable? N’avons-nous pas tourné dans un
même cercle ? Reverrons-nous jamais un arbre, une
colline, la spirale bleue d’une fumée couronnant un
toit?
Soudain, autour d’une tache plus foncée dans le
tapis de verdure, berceau sans ombrage de quelque
source mort-née, cinq ou six cônes blanchâtres s’é-
lèvent, d’où sortent les extrémités, noires de suie,
des perches grossières qui les soutiennent. Quel-
ques femmes, encapuchonnées dans des couvertures
de laine rouge, où l’on devine une marque- anglaise,
se meuvent, sans but apparent, autour de ces abris
d’une architecture à peine supérieure àcelle de la hutte
de l’Esquimau. Impossible d’assigner un âge à ces
ombres errantes, tant leur forme est dépoétisée, tant
leur démarche manque d’élasticité et d’énergie. Des
enfants engoncés dans des débris d’étoffes se traî-
nent gauchement derrière leurs mères ; des chiens
parvenus à l’apogée de la maigreur flairent le sol
d’un air famélique. De petits chevaux aux longs crins
tombants, pareils à des saules pleureurs montés sur
un quadruple tronc, semblent dormir, honteux d’une
oisiveté que ni la guerre ni la chasse ne viendront
plus jamais troubler. Quant aux hommes, on n’en
voit guère. Sans doute, étendus dans le wigwam
empesté de suie et de graisse rance, ils sommeil-
lent, ayant encore aux lèvres le calumet de pierre
creusée. Quoi I ce sont là les héros d’Aymard et de
Cooper, plus audacieux que les lions, plus agiles que
les aigles !...
Mais déjà le train est loin. A quelques milles plus à
l’ouest il s’arrête; le flot peu abondant des voyageurs
se répand sur la plate-forme de bois, où se tiennent
accroupies, immobiles, des Indiennes que rien né
semble intéresser, ni la coquetterie la plus élémen-
taire, ni la curiosité de cette civilisation qui achève
de tuer leur race, ni le désir du lucre, à peine une
vague rancune, lue, parfois, dans un regard moins
éteint. Ces malheureuses femmes ne semblent pas
s’apercevoir qu’elles tiennent dans leurs mains des
cornes de bisons polies et adroitement préparées.
Pas un mot, pas un signe pour offrir la marchan-
dise, qu’il faut en quelque sorte leur arracher. Leurs
visages, tantôt mats et terreux, tantôt animés de
cette nuance ardente, qui est au teint de nos jeunes
femmes ce que la brique est à la rose, portent je ne
sais quel sceau mortel de lampe qui s’éteint et de
foyer qui se glace. On devine que ces êtres se débat-
tent sous une sentence de mort lente ; on sent que la
mort même les laisse indifférents. Voulez-vous aper-
cevoir un pâle reflet de sourire? Tendez-leur un ci-
gare. Un peu d’eau-de-vie les ferait pâmer de béati-
tude. Mais il est défendu d’introduire dans la Prairie
un flacon de spiritueux, de même que de promener
une bougie aux abords d’une poudrière. Ce pauvre
Indien, chancelant et sans énergie, devient un dé-
mon altéré de sang et de flamme, dès qu’il a bu deux
gorgées de la liqueur divine.
Je 11e vous recommencerai pas les énuméra-
tions antérieures.
Fatalement, à cette époque, une pièce de ce
genre est forcée d’exécuter des variations sur des
airs déjà connus. Il faut se contenter des thèmes
que fournit l’année écoulée.
Et nous avons déjà constaté que ces thèmes
étaient bien peu nombreux pour 1890.
Nous devions donc fatalement revoir ce scélérat
de Funiculaire avec sa ritournelle de rigueur,
l’Avre, la Manifestation du 1er mai, les...
Allons, bon ! J’avais promis de ne pas énumérer.
MM. Froyez, Oudot, Duret et de Gorsse se sont
mis à quatre, et aussi sans doute en quatre, pour
trouver autre chose.
Où il n’y a rien, l’ingéniosité perd ses droits.
Force leur a donc été de se contenter du menu
maigre.
Ils ont prodigué les airs aimables et les imita-
tions pour tromper l’appétit du public, qui s’est
laissé faire avec bienveillance.
Il a même bissé à plusieurs reprises M. Tar-
ride, qui dit spirituellement et parodie notam-
ment Kham-Hill avec une drôlerie incontestable.
La commère est Mlle Gilberte, le compère
M. Guy, qui a de l’entrain.
M. Germain montre tour a tour son suave profil
orné d’une barbe auvergnate et d’un chignon
blond de vivandière.
Jugez un peu 1
Léona Dare renouvelle ses poses plastiques.
Ajoutez un acte des théâtres qui se démène suffi-
samment.
Les Coulisses cleParis donneront à la nouvelle
direction le temps de s’orienter et de prendre dé-
finitivement possession du théâtre qu’il s’agit de
revivifier.
Pierre Véron.
Mais il nous a paru curieux de feuilleter quelques
journaux de 1872, au moment où il fut question de
recommencer la série des bœufs-gras et où elle
sembla clôturée :
« La farce, aussi lugubre qu’antique de la prome-
nade du bœuf-gras, dit l’un, est supprimée, enfin!
C’est fini, et bien fini I »
« Le bœuf-gras est mort, s’écrie un autre, vive le
bœuf maigre ! »
« Le bœuf-gras, dit un troisième, c’était l’image
du passé, du passé monarchique, bouffi de graisse
malsaine et couvert d’oripeaux, avec son cortège ri-
dicule et grotesque d’institutions surannées et de
courtisans à visages de carton, à perruques de chien-
dent, aux costumes de velours de coton mauvais
teint! »
Supprimez demain les bals de l’Opéra et rétablis-
sez-les clans vingt ans, vous lirez demain les mômes
anathèmes, et j’espère que, dans vingt ans, vous
pourrez lire les louanges de la résurrection.
Si j’étais le générai Boulanger, cela me rendrait
un tout petit espoir au fond du cœur. Car, en toutes
choses, comme disait Guibollard, il faut laisser
« passer » le mérinos.
Les maraîchers, les horticulteurs et les fleuristes
poussent des cris désespérés. Les fleuristes de Paris
ont soulevé, à ce propos, un incident particulier.
Ils se plaignent, dans une pétition adressée au
Conseil municipal, de ïa concurrence illicite que leur
fait rétablissement des serres de Paris, autrement
dit le jardin de la Muette.
Le Conseil a bien déclaré que les serres ne doivent
fournir qu’aux fêtes municipales. Il paraît que, mal-
gré cela, le jardin cle la Muette fournit les trois
quarts des garnitures pour les fêtes et soirées des
particuliers.
C’est un Bon-Marché de fleurs, laïque et point gra-
tuit, qui fait une concurrence déloyale aux malheu-
reux marchands d’arbustes et de fleurs.
Dernières nouvelles.
Au moment de mettre sous presse, on annon^
qu il n’y aura pas de bœuf-gras cette année. L
On n’aurait pas le temps de l’engraisser!
Les syndicats cle la boucherie et de l’alimentatinn
prétendent qu’il faut trois mois d’études. n
Allons clone!... Maintenait qu’on nous a mis in
bœuf à la bouche... ü
M. Bourgeois cite les mots de Dumas à la tribune
comme arguments. Ce pourquoi il paraît très sniri *
tuel. ' 1
En voici un autre, inédit, qu’il pourra caser, à pro-
pos clés Mémoires qui surgissent de toutes parts : ~
« Un homme de lettres qui écrit ses Mémoires
disait Dumas l’autre jour, me fait l’effet d’un me-
nuisier qui se relèverait la nuit pour raboter des
planches. »
Avec une douzaine d’arguments ainsi conçus on
est sûr d’avoir toujours la majorité.
Un employé, à son chef, directeur d’une grosse
administration :
— Ah! monsieur, je souffre bien des dents... Au-
tant que monsieur la semaine dernière.
Le directeur, sèchement. — Vous n’allez pas com-
parer la douleur que vous éprouvez avec celle qu’a
pu ressentir votre directeur!
Correctionnelle.
Le président, à l'accusé, un Alphonse beau comme
Apollon. — Comment gagnez-vous votre vie?
L’accusé, baissant les yeux. — Je gagne... à être
connu.
H. Henriot.
BIERE..S'-&ERÏAIMAYE^™
bnmr Douar. ICO. Bas Cardlnat. KO. PARIS.— TéUvKon«. « Clnltti
LE PIOUPIOU( BAILLY Frc" & C à Ornons)
CHRONIQUE DU JOUR
La rentrée du bœuf-gras a été célébrée par tout le
monde. C’est une occasion de rire, et elles devien-
nent plus rares chaque jour. C’est aussi une occasion
de faire la charité, car la promenade sera une caval-
cade de bienfaisance, et cela seul suffirait à la justi-
fier.
Les dépêches de New-York sont agréables à lire.
Naturellement, Padfceswski est dans l’affaire.
« Un homme, ayant tous les traits de l’assassin du
général Seliverstoff, a^été vu à Silverton(Colorado).
11 a acheté une mule et a disparu dans la montagne. »
Nous n’irons pas l’y chercher.
La deuxième dépêche est intéressante. Il s’agit
d’un grand scandale, occasionné à Baltimore par le
fils de M. B laine, secrétaire d’Etat des Etats-Unis.
A un bal, au cotillon, le jeune James Blaine (un
fin-de-siècle... naturellement) s’est assis tout à coup
sur le parquet, a retiré ses souliers et a frotté l’un
d’eux sur le dos d’une dame.
Les maîtres de la maison ont aussitôt saisi M.
Blaine fils par ses chausses (sic) et l’ont déposé dans
la rue.
L’incident est charmant, surtout si l’on songe
qu’on nous rase depuis quelque temps avec le chic
américain, toujours cité comme exemple, et que le-
dit chic américain a remplacé le chic anglais.
BOURSE-EXPRESS
La liquidation du Stock-Exchange a l’air d’aller
comme sur des roulettes. Quelques maisons sont
dans le lac, comme on dit; mais la grande masse se
défend admirablement bien. Du reste, depuis les
histoires Argentines, les crédits se sont resserrés
quelque peu. C’est un mal, évidemment, au point de
vue des affaires ; mais au point de vue de la sécurité
générale, c’est incontestablement un bien.
On commence déjà, ici, à parler argent pour le
règlement de comptes de la fin du mois. Les capi-
taux sont abondants, les reports, jusqu’à présent,
sont pour rien. Donc, il y a énormément de chances
pour que la liquidation soit satisfaisante. Si elle l’est
en effet, les établissements de crédit ont l’intention,
paraît-il, de se livrer à une véritable orgie d’af-
faires.
... Comptez là-dessus et buvez de l’eau !
Castorine*
LES DERNIERS INDIENS”
(( Voir des Indiens », c’est la grande curiosité,
l’unique espoir de distraction du voyageur, aussitôt
que, sorti de la pittoresque région des Lacs, il sent
peser sur ses épaules l’immense et majestueux en-
nui de la Prairie du Nord-Ouest américain, où
l’énorme train qui l’emporte semble perdu à tout
jamais.
Des heures mortelles se sont écoulées. Enfin
le soleil, comme endormi par la monotonie d’un pay-
sage réduit à une seule ligne droite, s’est retiré sans
cortège et sans pompe. Une longue nuit a passé. Au
jour, voici la même Prairie, les mêmes brins d’une
herbe large, dure, aux reflets métalliques, les mê-
mes gophers dressant leurs tètes futées de gros rats,
pour voir fuir, à quelques pas d’eux, cette machine
(*) Nous empruntons à un attrayant volume de M. Léon de
Tinseau, publié chez Calmann Lévy .sous ce titre : Du Havre à
Marseille par l’Amérique et le Japon, un chapitre auquel les der-
niers événements d’Amérique donnent un intérêt d’actualité.
grondante qui ne les effraye plus. Est-il possible que
nous ayons déjà fait des centaines de lieues dans ce
désert sans sable? N’avons-nous pas tourné dans un
même cercle ? Reverrons-nous jamais un arbre, une
colline, la spirale bleue d’une fumée couronnant un
toit?
Soudain, autour d’une tache plus foncée dans le
tapis de verdure, berceau sans ombrage de quelque
source mort-née, cinq ou six cônes blanchâtres s’é-
lèvent, d’où sortent les extrémités, noires de suie,
des perches grossières qui les soutiennent. Quel-
ques femmes, encapuchonnées dans des couvertures
de laine rouge, où l’on devine une marque- anglaise,
se meuvent, sans but apparent, autour de ces abris
d’une architecture à peine supérieure àcelle de la hutte
de l’Esquimau. Impossible d’assigner un âge à ces
ombres errantes, tant leur forme est dépoétisée, tant
leur démarche manque d’élasticité et d’énergie. Des
enfants engoncés dans des débris d’étoffes se traî-
nent gauchement derrière leurs mères ; des chiens
parvenus à l’apogée de la maigreur flairent le sol
d’un air famélique. De petits chevaux aux longs crins
tombants, pareils à des saules pleureurs montés sur
un quadruple tronc, semblent dormir, honteux d’une
oisiveté que ni la guerre ni la chasse ne viendront
plus jamais troubler. Quant aux hommes, on n’en
voit guère. Sans doute, étendus dans le wigwam
empesté de suie et de graisse rance, ils sommeil-
lent, ayant encore aux lèvres le calumet de pierre
creusée. Quoi I ce sont là les héros d’Aymard et de
Cooper, plus audacieux que les lions, plus agiles que
les aigles !...
Mais déjà le train est loin. A quelques milles plus à
l’ouest il s’arrête; le flot peu abondant des voyageurs
se répand sur la plate-forme de bois, où se tiennent
accroupies, immobiles, des Indiennes que rien né
semble intéresser, ni la coquetterie la plus élémen-
taire, ni la curiosité de cette civilisation qui achève
de tuer leur race, ni le désir du lucre, à peine une
vague rancune, lue, parfois, dans un regard moins
éteint. Ces malheureuses femmes ne semblent pas
s’apercevoir qu’elles tiennent dans leurs mains des
cornes de bisons polies et adroitement préparées.
Pas un mot, pas un signe pour offrir la marchan-
dise, qu’il faut en quelque sorte leur arracher. Leurs
visages, tantôt mats et terreux, tantôt animés de
cette nuance ardente, qui est au teint de nos jeunes
femmes ce que la brique est à la rose, portent je ne
sais quel sceau mortel de lampe qui s’éteint et de
foyer qui se glace. On devine que ces êtres se débat-
tent sous une sentence de mort lente ; on sent que la
mort même les laisse indifférents. Voulez-vous aper-
cevoir un pâle reflet de sourire? Tendez-leur un ci-
gare. Un peu d’eau-de-vie les ferait pâmer de béati-
tude. Mais il est défendu d’introduire dans la Prairie
un flacon de spiritueux, de même que de promener
une bougie aux abords d’une poudrière. Ce pauvre
Indien, chancelant et sans énergie, devient un dé-
mon altéré de sang et de flamme, dès qu’il a bu deux
gorgées de la liqueur divine.