«
ACTUALITES
UNE AUTRE ROSA-JOSÉPHA
— Vous, méfiez-vous! Si vous continuez à avoir la langue aussi mauvaise, on sera forcé de
vous séparer.
UN « TAPE-DESSUS »
Je passais au coin du boulevard Rochechouart,
lorsque je m’entendis appeler.
Je me trouvai en présence d’un individu maigre
et jaune, aux petits yeux clignotants, vêtu d’un long
paletot élimé aux coudes, d’un pantalon trop léger
pour la saison, et coiffé d’un haut-de-forme gras et
bossué.
Tout d’abord, je ne le reconnus pas ; mais la mé-
moire me revint.
Chaflard ! C’était Chaffard, un ancien copain de
Philosophie I
Je savais son histoire :
Mis en possession, à sa majorité, d’une petite
lortune, il avait dépensé sans compter ; si bien que,
de Paquita en Fiorita, il s’était trouvé, un beau ma-
hn, à son dernier rouleau.
Alors l’existence n’avait plus été drôle pour lui. Il
c’était bon à rien ; il entra, en rechignant, comme
olerc chez un huissier.
bu reste, il n’y demeura pas longtemps, et fit un
plongeon définitif dans les bas-fonds parisiens.
Aucun de ses anciens camarades n’entendit parler
he lui à partir de ce moment; on avait vaguement
aPpris, un jour, qu’il s’était embarqué pour l’Amé-
rique.
Et voici que je le retrouvais à Paris.
— Ah 1 s’écria-t-il, je croyais que tu ne me recon-
naîtrais pas; j’ai bien changé...La vie a été joliment
dure pour moi !... En ai-je fait, de ces métiers, pour
attraper un morceau de painl
Et son regard vague semblait suivre dans l’espace
toutes les étapes douloureuses du passé.
Il redressa la tête, et reprit avec un sourire qui
plaqua sa peau blême sur les muscles de son visage
émacié :
— Mais, maintenant, je crois que c’est fini, la mi-
sère!... Je mange tous les jours... J’ai pu dénicher
quelque chose de stable !
L’infortuné Chaffard avait enfin une position. Pau-
vre diable, ça lui était bien dû depuis le temps
qu’il mangeait de la vache enragée ; — quelque place
chez un huissier, sans doute, comme au début de
sa misère...
— Tu te demandes quel métier je fais, dit-il en en-
fonçant d’un coup de poing son chapeau sur
l’oreille... Eh bien! je suis engagé comme « tape-
dessus » ! Je gagne mes cinq balles par soirée ! C’est
une profession nouvelle, reprit-il, une profession
américaine 1
Et il se mit à expliquer avec volubilité :
Un jour, à New-York, où il était établi comme com-
missionnaire, on lui avait proposé la chose, et il
avait accepté. Le « tape-dessus » se nomme ainsi
par antiphrase, parce que c’est sur lui qu’on tape.
Des directeurs de théâtre, profonds philosophes
avaient remarqué que les fausses gifles dont le bruit
part de la coulisse laissaient maintenant le public
indiffèrent.
Nous vivons à une époque réaliste.
Dans les comédies, les acteurs font de vrais repas;
dans la pantomime, il fallait désormais donner et
recevoir de vraies gifles.
Et comme tous les acteurs ne sont pas disposés à
prêter leurs joues à cet exercice, c’est alors qu’on a
imaginé le « tape-dessus », un manequin qui va,
vient, que l’on bouscule et que l’on gifle « pour de
bon », au grand esbaudissement des spectateurs.
Et Chaffard conclut :
— On est enchanté de moi... Je me suis habitué...
Ça pique un peu, dans les premiers temps... Mainte-
nant, il me semble que je me fais masser... C’est
simplement hygiénique.
Pauvre diable, ça ne l’engraissait toujours pas !
— Ah! reprit-il, je suis bien content d’avoir revu
un ancien copain de philosophie... La philosophie!...
Eh! eh! c’est moi qui la mets en pratique... A pro-
pos, il faut venir me voir un jour; je demeure, pour
le moment, là-haut sur la butte, avec ma femme...
Car je suis marié...
— Et Mme Chaffard...
— Est une enfant de Ja balle... une gaillarde !...
C’est elle qui m’a formé; elle me fait répéter tous les
iours mon rôle... un peu trop même.
Jules Demolliens.
ACTUALITES
UNE AUTRE ROSA-JOSÉPHA
— Vous, méfiez-vous! Si vous continuez à avoir la langue aussi mauvaise, on sera forcé de
vous séparer.
UN « TAPE-DESSUS »
Je passais au coin du boulevard Rochechouart,
lorsque je m’entendis appeler.
Je me trouvai en présence d’un individu maigre
et jaune, aux petits yeux clignotants, vêtu d’un long
paletot élimé aux coudes, d’un pantalon trop léger
pour la saison, et coiffé d’un haut-de-forme gras et
bossué.
Tout d’abord, je ne le reconnus pas ; mais la mé-
moire me revint.
Chaflard ! C’était Chaffard, un ancien copain de
Philosophie I
Je savais son histoire :
Mis en possession, à sa majorité, d’une petite
lortune, il avait dépensé sans compter ; si bien que,
de Paquita en Fiorita, il s’était trouvé, un beau ma-
hn, à son dernier rouleau.
Alors l’existence n’avait plus été drôle pour lui. Il
c’était bon à rien ; il entra, en rechignant, comme
olerc chez un huissier.
bu reste, il n’y demeura pas longtemps, et fit un
plongeon définitif dans les bas-fonds parisiens.
Aucun de ses anciens camarades n’entendit parler
he lui à partir de ce moment; on avait vaguement
aPpris, un jour, qu’il s’était embarqué pour l’Amé-
rique.
Et voici que je le retrouvais à Paris.
— Ah 1 s’écria-t-il, je croyais que tu ne me recon-
naîtrais pas; j’ai bien changé...La vie a été joliment
dure pour moi !... En ai-je fait, de ces métiers, pour
attraper un morceau de painl
Et son regard vague semblait suivre dans l’espace
toutes les étapes douloureuses du passé.
Il redressa la tête, et reprit avec un sourire qui
plaqua sa peau blême sur les muscles de son visage
émacié :
— Mais, maintenant, je crois que c’est fini, la mi-
sère!... Je mange tous les jours... J’ai pu dénicher
quelque chose de stable !
L’infortuné Chaffard avait enfin une position. Pau-
vre diable, ça lui était bien dû depuis le temps
qu’il mangeait de la vache enragée ; — quelque place
chez un huissier, sans doute, comme au début de
sa misère...
— Tu te demandes quel métier je fais, dit-il en en-
fonçant d’un coup de poing son chapeau sur
l’oreille... Eh bien! je suis engagé comme « tape-
dessus » ! Je gagne mes cinq balles par soirée ! C’est
une profession nouvelle, reprit-il, une profession
américaine 1
Et il se mit à expliquer avec volubilité :
Un jour, à New-York, où il était établi comme com-
missionnaire, on lui avait proposé la chose, et il
avait accepté. Le « tape-dessus » se nomme ainsi
par antiphrase, parce que c’est sur lui qu’on tape.
Des directeurs de théâtre, profonds philosophes
avaient remarqué que les fausses gifles dont le bruit
part de la coulisse laissaient maintenant le public
indiffèrent.
Nous vivons à une époque réaliste.
Dans les comédies, les acteurs font de vrais repas;
dans la pantomime, il fallait désormais donner et
recevoir de vraies gifles.
Et comme tous les acteurs ne sont pas disposés à
prêter leurs joues à cet exercice, c’est alors qu’on a
imaginé le « tape-dessus », un manequin qui va,
vient, que l’on bouscule et que l’on gifle « pour de
bon », au grand esbaudissement des spectateurs.
Et Chaffard conclut :
— On est enchanté de moi... Je me suis habitué...
Ça pique un peu, dans les premiers temps... Mainte-
nant, il me semble que je me fais masser... C’est
simplement hygiénique.
Pauvre diable, ça ne l’engraissait toujours pas !
— Ah! reprit-il, je suis bien content d’avoir revu
un ancien copain de philosophie... La philosophie!...
Eh! eh! c’est moi qui la mets en pratique... A pro-
pos, il faut venir me voir un jour; je demeure, pour
le moment, là-haut sur la butte, avec ma femme...
Car je suis marié...
— Et Mme Chaffard...
— Est une enfant de Ja balle... une gaillarde !...
C’est elle qui m’a formé; elle me fait répéter tous les
iours mon rôle... un peu trop même.
Jules Demolliens.