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GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
LXXIV.
Les derniers temps de sa vie, Ingres les passa tranquillement et dou-
cement, autant du moins que pouvait le permettre son irritable nature,
honoré d’un respect que son âge changeait en vénération et comme
enveloppé de sa gloire. Sa dernière lettre à Mrae Moutet-Gilibert mérite
d’être rapportée 1 :
Quelques jours après, il écrivait à M. Marcotte :
« Je vous remercie de vous être associé de si bon cœur à la dernière
et bien touchante ovation que je reçois dans ce monde et qui m’est dou-
blement chère, venant de mes chers compatriotes et d’une manière si
touchante qu’elle m’a ému jusqu’au cœur. J’en suis aussi heureux que
lier! Cette couronne d’or, l’eût-on faite pour l’empereur, on n’eût pu la
faire plus belle ; mais ce qui m’a touché bien davantage, c’est la vue de
ces deux mille signatures de toutes les classes de la société.
« Voilà comme dans cette vie il y a de bons et de mauvais jours ;
mais ceux-ci sont bien plus nombreux. Ce que j’ai souffert, et au moment
si voisin de l’inexistence, me découragq et me révolte, car il y a deux
hommes en moi (et en vous tout de même), l’un encore vif, d’une sen-
sibilité intelligente et jeune, qui augmente plutôt quelle ne décroît,
devient irascible, insupportable, et dit à ce pauvre corps délabré, infirme
et souffrant : Imbécile! va donc! pourquoi es-tu vieux? Enfin, si ma
religion et les soins tendres de mon excellente Delphine n’adoucissaient
mes souffrances, je serais bien malheureux, malgré toutes mes auréoles
et une position si enviable et si glorieuse.
« J’ai apporté avec moi le vrai bien de la vie, le travail, une assez
grande Vierge à terminer sans me fatiguer trop et en m’amusant à passer
doucement le temps et à profiter de ce que nous avons encore toute la
flamme de trente ans, pour l’employer, si Dieu me fait cette grâce, à
augmenter le faible” contingent de mes œuvres jusqu’au grand départ *. »
Le digne homme à qui cette lettre était adressée mourut l’année sui-
vante, à l’âge de quatre-vingt-six ou quatre-vingt-sept ans. Il était,
avec M. Gatteaux, le plus ancien ami d’Ingres, son meilleur ami. De
ceux qu’il avait connus dans sa jeunesse, le peintre n’avait plus presque 1 2
1. Cetle lettre n’étant pas en ce moment sous notre main, nous ne pouvons la trans-
crire ici, mais nous l’imprimerons dans le volume que nous allons publier sur Ingres,
sa vie el ses ouvrages, et qui sera enrichi de quelques documents inédits.
2. Lettre du 11 juillet 1863.
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
LXXIV.
Les derniers temps de sa vie, Ingres les passa tranquillement et dou-
cement, autant du moins que pouvait le permettre son irritable nature,
honoré d’un respect que son âge changeait en vénération et comme
enveloppé de sa gloire. Sa dernière lettre à Mrae Moutet-Gilibert mérite
d’être rapportée 1 :
Quelques jours après, il écrivait à M. Marcotte :
« Je vous remercie de vous être associé de si bon cœur à la dernière
et bien touchante ovation que je reçois dans ce monde et qui m’est dou-
blement chère, venant de mes chers compatriotes et d’une manière si
touchante qu’elle m’a ému jusqu’au cœur. J’en suis aussi heureux que
lier! Cette couronne d’or, l’eût-on faite pour l’empereur, on n’eût pu la
faire plus belle ; mais ce qui m’a touché bien davantage, c’est la vue de
ces deux mille signatures de toutes les classes de la société.
« Voilà comme dans cette vie il y a de bons et de mauvais jours ;
mais ceux-ci sont bien plus nombreux. Ce que j’ai souffert, et au moment
si voisin de l’inexistence, me découragq et me révolte, car il y a deux
hommes en moi (et en vous tout de même), l’un encore vif, d’une sen-
sibilité intelligente et jeune, qui augmente plutôt quelle ne décroît,
devient irascible, insupportable, et dit à ce pauvre corps délabré, infirme
et souffrant : Imbécile! va donc! pourquoi es-tu vieux? Enfin, si ma
religion et les soins tendres de mon excellente Delphine n’adoucissaient
mes souffrances, je serais bien malheureux, malgré toutes mes auréoles
et une position si enviable et si glorieuse.
« J’ai apporté avec moi le vrai bien de la vie, le travail, une assez
grande Vierge à terminer sans me fatiguer trop et en m’amusant à passer
doucement le temps et à profiter de ce que nous avons encore toute la
flamme de trente ans, pour l’employer, si Dieu me fait cette grâce, à
augmenter le faible” contingent de mes œuvres jusqu’au grand départ *. »
Le digne homme à qui cette lettre était adressée mourut l’année sui-
vante, à l’âge de quatre-vingt-six ou quatre-vingt-sept ans. Il était,
avec M. Gatteaux, le plus ancien ami d’Ingres, son meilleur ami. De
ceux qu’il avait connus dans sa jeunesse, le peintre n’avait plus presque 1 2
1. Cetle lettre n’étant pas en ce moment sous notre main, nous ne pouvons la trans-
crire ici, mais nous l’imprimerons dans le volume que nous allons publier sur Ingres,
sa vie el ses ouvrages, et qui sera enrichi de quelques documents inédits.
2. Lettre du 11 juillet 1863.