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GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
maître, vous vous coudiez sur la table; où avez-vous appris cela? à
la porcherie sans doute. Eh ! qu’on lui mette un coussin sous le
coude... Que chacun nettoie son couteau et le serre dans son étui...
Levez-vous tous ensemble et lavez vos mains devant que l’on rende
grâces à Dieu. Enlevez la table et appelez la chambrière, qu’elle
apporte le balay pour balayer le plancher. »
Il va sans dire que le paysan, voire même le gentilhomme
campagnard, n’y mettent pas tant de façons. Ecoutez plutôt Noël du
Fail, le conteur le plus fidèle et le plus pittoresque des paysanneries
bretonnes ;
« Du temps du grand roi François, on mettoit encore en beaucoup de
lieux le pot sur la table, sur laquelle y avoit seulement un grand plat garni
de bœuf, mouton, veau et lard, et la grand’brassée d’herbes cuites et
composées ensemble, dont se faisoit un brouet, vrai restaurant et élixir de
vie. En ce mélange de vivres ainsi arrangé, chacun y prenoit comme bon
lui sembloit et selon son appétit... Tous y mangeoient du gras, du maigre,
chaud ou froid selon son appétit, sans autre formalité de table, sauces et
longue platelée de friandises qu’on sert aujourd’hui en petites écuelles
remplies de montres seulement... Tous qui vouloient, riant et jouant, sans
trahison et dent de chien, aboient laver leurs mains au puits, à la pierre
duquel aiguisoient leurs couteaux, pour à qui mieux mieux couper de
longues et larges lèches de gras jambon, ou grosse et tremblante pièce de
bœuf salé, et icelles tranches sur le bon pain bis faictis (fait exprès), et en
donner aux assistans plus honteux, à chacun son lopin, pour rabattre les
premiers caquets de la faim;... les plus âgés s’asseyant au beau milieu de
la table, après avoir prié Dieu par la bouche d’un petit enfant. Puis la
jeunesse se pêle-mêlant sans ordre, sans cérémonie, sans envie, sans grands
respects, triomplioit à bien mordre et griffer de bon appétit; chacun disant
le mot, comme tout est compagnon à la table et au jeu. »
A la ville, on est plus civilisé. Mathurin Cordier raconte ainsi,
sous forme de dialogue, un dîner officiel :
« Le quantième était lemaistre à table? — Je n’y ai pas pris garde, mais
il estoit quasi au milieu de la table. — Et vous? — IIo ho sot, pourquoy
demandez-vous cela? que moy, homonceau, disnasse avec si grands person-
nages. Ce m’a esté assez grand honneur à les servir. -— Y avoit-il aucunes
femmes? — Non, fors la femme de mon oncle, laquelle estoit assize au bout
de la table. — Comment! pourquoy estoit-elle si reculée? — Ainsi Ta elle
voulu, afin de se lever de table plus aisément quelquefois, pour donner ordre
à servir... — Dites-moy premièrement à quelle heure on se mit en table? —
Quasi dix heures. — A quelle heure se leva on? — Un peu devant midy
(suit une longue description du dîner où il fut changé quatre ou cinq fois
d’assiettes)... Quand mon oncle veit que les convives estoient quasi tous las
de manger, de boire, de parler, alors il fit verser du vin à chacun, et les
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
maître, vous vous coudiez sur la table; où avez-vous appris cela? à
la porcherie sans doute. Eh ! qu’on lui mette un coussin sous le
coude... Que chacun nettoie son couteau et le serre dans son étui...
Levez-vous tous ensemble et lavez vos mains devant que l’on rende
grâces à Dieu. Enlevez la table et appelez la chambrière, qu’elle
apporte le balay pour balayer le plancher. »
Il va sans dire que le paysan, voire même le gentilhomme
campagnard, n’y mettent pas tant de façons. Ecoutez plutôt Noël du
Fail, le conteur le plus fidèle et le plus pittoresque des paysanneries
bretonnes ;
« Du temps du grand roi François, on mettoit encore en beaucoup de
lieux le pot sur la table, sur laquelle y avoit seulement un grand plat garni
de bœuf, mouton, veau et lard, et la grand’brassée d’herbes cuites et
composées ensemble, dont se faisoit un brouet, vrai restaurant et élixir de
vie. En ce mélange de vivres ainsi arrangé, chacun y prenoit comme bon
lui sembloit et selon son appétit... Tous y mangeoient du gras, du maigre,
chaud ou froid selon son appétit, sans autre formalité de table, sauces et
longue platelée de friandises qu’on sert aujourd’hui en petites écuelles
remplies de montres seulement... Tous qui vouloient, riant et jouant, sans
trahison et dent de chien, aboient laver leurs mains au puits, à la pierre
duquel aiguisoient leurs couteaux, pour à qui mieux mieux couper de
longues et larges lèches de gras jambon, ou grosse et tremblante pièce de
bœuf salé, et icelles tranches sur le bon pain bis faictis (fait exprès), et en
donner aux assistans plus honteux, à chacun son lopin, pour rabattre les
premiers caquets de la faim;... les plus âgés s’asseyant au beau milieu de
la table, après avoir prié Dieu par la bouche d’un petit enfant. Puis la
jeunesse se pêle-mêlant sans ordre, sans cérémonie, sans envie, sans grands
respects, triomplioit à bien mordre et griffer de bon appétit; chacun disant
le mot, comme tout est compagnon à la table et au jeu. »
A la ville, on est plus civilisé. Mathurin Cordier raconte ainsi,
sous forme de dialogue, un dîner officiel :
« Le quantième était lemaistre à table? — Je n’y ai pas pris garde, mais
il estoit quasi au milieu de la table. — Et vous? — IIo ho sot, pourquoy
demandez-vous cela? que moy, homonceau, disnasse avec si grands person-
nages. Ce m’a esté assez grand honneur à les servir. -— Y avoit-il aucunes
femmes? — Non, fors la femme de mon oncle, laquelle estoit assize au bout
de la table. — Comment! pourquoy estoit-elle si reculée? — Ainsi Ta elle
voulu, afin de se lever de table plus aisément quelquefois, pour donner ordre
à servir... — Dites-moy premièrement à quelle heure on se mit en table? —
Quasi dix heures. — A quelle heure se leva on? — Un peu devant midy
(suit une longue description du dîner où il fut changé quatre ou cinq fois
d’assiettes)... Quand mon oncle veit que les convives estoient quasi tous las
de manger, de boire, de parler, alors il fit verser du vin à chacun, et les