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GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
nous avons devant nous un homme qui méprise profondément les
« folles sensualités » des « mythologies mal comprises », qui ne peut
croire que le but de la peinture soit seulement de représenter des
formes harmonieuses, qui est toujours prêt à sacrifier la beauté à la
vérité, qui se croirait sacrilège s’il se servait « de la religion pour
mettre l’art en lumière », et qui, lorsqu’il pense au Christ, ne pense
point à un corps humain, mais au Sauveur du monde. Avec Rossetti,
quoique son inspiration soit encore religieuse, nous nous éloignons
déjà beaucoup de cet idéal d’ascète et de puritain.
Rossetti, nous l’avons vu, était catholique, et plus qu’à moitié
Italien : car son père, le patriote napolitain, le commentateur de
Dante, avait épousé la fille du secrétaire d’Alfieri, miss Frances
Polidori, qui n’était Anglaise que par sa mère; et, chez lui, l’esprit
religieux se manifeste dès l’abord d’une tout autre façon; il n’est
point prédicant, comme les Anglais le sont par tempérament ou par
habitude nationale, il est dépourvu de toute visée pratique, il s’inté-
resse plus au sentiment qu’à la morale. D’instinct, il se méfie des
idées abstraites, qui séduisent si fort son ami Holman Iiunt, et, tout
aussi spiritualiste que lui dans son art, il est pourtant d’un symbo-
lisme moins exclusif. Rossetti a ce trait commun avec les grands
peintres de la Renaissance italienne, qu’il s’attache plus à la peinture
de l’homme qu’à celle de la nature. Mais — et voici où il est bien du
Nord, — cen’estpas l’homme physique qui l’attire, l’« animal humain »,
comme dit M. Taine : c’est l’homme intérieur. Aussi, dédaigneux des
belles formes du corps, ne recherche-t-il que l’expression et le genre
de beauté qui peut le mieux la faire ressortir. Ce qu’il y a de reli-
gieux en lui, ce n’est donc pas la foi au surnaturel, l'idéal transcen-
dental, le besoin d’établir la vie sur des bases fixes : c’est une dispo-
sition toute subjective, une faculté très moderne, l’extase. Lui est-elle
naturelle, ou l’a-t-il apprise par un effort d’intelligence et de cœur, à
force de vivre avec Dante et les quattrocentistes? Nulle critique 11e
pourrait le deviner. Ce qui est certain, c’est qu’il s’est fait une àme
capable de ce sentiment excessif, absolu, qui demeure le même quand
il se porte sur un objet terrestre ou céleste, qui absorbe tout l'être
comme dans une sorte d’hypnotisme, qui supprime la différence entre
le réel et l’imaginaire. Ce sentiment avait disparu presque entièrement
pendant lexviie et le xvme siècle, où 01111e le trouve qu’à l’état d’excep-
tion chez quelques malades; et il éclate de nouveau dans la Maison de vie1.
■1. Une excellente traduction de la Maison de vie, par Mmo Clémence Couve,
vient de paraître chez Lemerre; nous la reproduisons dans nos citations.
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
nous avons devant nous un homme qui méprise profondément les
« folles sensualités » des « mythologies mal comprises », qui ne peut
croire que le but de la peinture soit seulement de représenter des
formes harmonieuses, qui est toujours prêt à sacrifier la beauté à la
vérité, qui se croirait sacrilège s’il se servait « de la religion pour
mettre l’art en lumière », et qui, lorsqu’il pense au Christ, ne pense
point à un corps humain, mais au Sauveur du monde. Avec Rossetti,
quoique son inspiration soit encore religieuse, nous nous éloignons
déjà beaucoup de cet idéal d’ascète et de puritain.
Rossetti, nous l’avons vu, était catholique, et plus qu’à moitié
Italien : car son père, le patriote napolitain, le commentateur de
Dante, avait épousé la fille du secrétaire d’Alfieri, miss Frances
Polidori, qui n’était Anglaise que par sa mère; et, chez lui, l’esprit
religieux se manifeste dès l’abord d’une tout autre façon; il n’est
point prédicant, comme les Anglais le sont par tempérament ou par
habitude nationale, il est dépourvu de toute visée pratique, il s’inté-
resse plus au sentiment qu’à la morale. D’instinct, il se méfie des
idées abstraites, qui séduisent si fort son ami Holman Iiunt, et, tout
aussi spiritualiste que lui dans son art, il est pourtant d’un symbo-
lisme moins exclusif. Rossetti a ce trait commun avec les grands
peintres de la Renaissance italienne, qu’il s’attache plus à la peinture
de l’homme qu’à celle de la nature. Mais — et voici où il est bien du
Nord, — cen’estpas l’homme physique qui l’attire, l’« animal humain »,
comme dit M. Taine : c’est l’homme intérieur. Aussi, dédaigneux des
belles formes du corps, ne recherche-t-il que l’expression et le genre
de beauté qui peut le mieux la faire ressortir. Ce qu’il y a de reli-
gieux en lui, ce n’est donc pas la foi au surnaturel, l'idéal transcen-
dental, le besoin d’établir la vie sur des bases fixes : c’est une dispo-
sition toute subjective, une faculté très moderne, l’extase. Lui est-elle
naturelle, ou l’a-t-il apprise par un effort d’intelligence et de cœur, à
force de vivre avec Dante et les quattrocentistes? Nulle critique 11e
pourrait le deviner. Ce qui est certain, c’est qu’il s’est fait une àme
capable de ce sentiment excessif, absolu, qui demeure le même quand
il se porte sur un objet terrestre ou céleste, qui absorbe tout l'être
comme dans une sorte d’hypnotisme, qui supprime la différence entre
le réel et l’imaginaire. Ce sentiment avait disparu presque entièrement
pendant lexviie et le xvme siècle, où 01111e le trouve qu’à l’état d’excep-
tion chez quelques malades; et il éclate de nouveau dans la Maison de vie1.
■1. Une excellente traduction de la Maison de vie, par Mmo Clémence Couve,
vient de paraître chez Lemerre; nous la reproduisons dans nos citations.