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GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
« Venise, le 31 mai 1832.
« Monsieur le baron,
« Depuis mon départ de Paris, j’ai l’intention de vous écrire pour vous remer-
cier de votre bienveillant accueil et pour me rappeler à votre souvenir, et pour-
tant je suis arrivé à cette époque sans l’avoir fait, peut-être parce que je n’aurais
pas pu vous annoncer que vos excellents conseils ont été suivis de bons résultats.
Pendant mon séjour en Suisse, la révolution qui m’y a suivi m’a empêché de
m'occuper d’autres choses; je suis ensuite parti pour Florence, ne comptant y faire
qu’un séjour passager, je ne m’y suis pas installé et je n’ai rien fait. Je me rap-
pelais votre atelier et vos tableaux commencés, et je me trouvais si blâmable de
ne pas m'occuper sérieusement et de ne pas suivre votre exemple, que je n’ai pu
vous l’écrire. Enfin, je me suis décidé à venir ici pour y chercher un sujet carac-
téristique à faire. Les premiers temps j’ai couru, j’ai été bien indécis sur ce que
je devais entreprendre; enfin je me suis décidé à placer ma scène à Palestrina où
les habitants conservent encore beaucoup d’originalité dans les costumes et les
physionomies. Je dois vous dire que cette population est entièrement composée de
pêcheurs qui font des voyages assez lointains et qui sont tous exposés aux dangers
fréquents de l’Adriatique. Ayant l’intention de faire un tableau de mœurs, j’ai
pensé à arranger ma composition de manière à rendre ce qui m’a frappé : c’est
dans les préparatifs d’un départ pour la pêche d’hiver que je crois avoir trouvé
assez de matériaux pour en faire une scène. Je voudrais pouvoir vous émettre
mes idées, mais je fais mes tableaux d'une manière si singulière qu’il ne m’est
possible d’en faire la description que quand ils sont terminés, et le mien est à
peine commencé. Je ne puis faire une ébauche arrêtée, ne pouvant conserver les
mêmes motifs. La nature que je vois chaque jour, que j’observe, me fournit des
idées nouvelles, des mouvements différents, je fais , des changements à n’en plus
finir, et je ne sais comment j’arrive au terme de mes embrouillements où, quel-
quefois, je ne me reconnais pas moi-même. La nature est si difficile à rendre,
surtout celle qui n’offre au premier aspect que l’apparence de la misère, je dirai
même de l’abrutissement; c’est un travail d’y trouver de la noblesse et de l’élé-
vation, et c’en est un autre aussi que de rendre ce qu’on a trouvé. Le caractère
conserve ici, dans beaucoup de choses, un cachet tout ù fait oriental qui vient des
rapports passés. Ils ne sont plus qu’une ombre aujourd’hui. Du reste, on est bien
tranquille ici, et le gouvernement est doux, on s’y occupe peu de politique, ce
qui est un avantage pour les artistes. — Mais pardon, Monsieur, si je vous parle
autant de moi et de ce qui me concerne. Je devrais vous parler de mon désir de
voir les tableaux auxquels vous travaillez. Je me rappelle avec un sentiment d’ad-
miration cette scène delà peste qui me fait toujours penser que pour réussir dans
les arts il faut parler à l’âme ! »
Deux mois avant sa triste fin, Léopold Robert remerciait encore
Gérard de son inaltérable bonté :
« Monsieur le baron,
« J’ai désiré le moment de me rappeler â votre souvenir avec une grande
impatience, et je me suis plaint bien souvent de le voir se reculer. Mais mon
désir de vous parler de ma reconnaissance a toujours été contrarié : il m’eùt été
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
« Venise, le 31 mai 1832.
« Monsieur le baron,
« Depuis mon départ de Paris, j’ai l’intention de vous écrire pour vous remer-
cier de votre bienveillant accueil et pour me rappeler à votre souvenir, et pour-
tant je suis arrivé à cette époque sans l’avoir fait, peut-être parce que je n’aurais
pas pu vous annoncer que vos excellents conseils ont été suivis de bons résultats.
Pendant mon séjour en Suisse, la révolution qui m’y a suivi m’a empêché de
m'occuper d’autres choses; je suis ensuite parti pour Florence, ne comptant y faire
qu’un séjour passager, je ne m’y suis pas installé et je n’ai rien fait. Je me rap-
pelais votre atelier et vos tableaux commencés, et je me trouvais si blâmable de
ne pas m'occuper sérieusement et de ne pas suivre votre exemple, que je n’ai pu
vous l’écrire. Enfin, je me suis décidé à venir ici pour y chercher un sujet carac-
téristique à faire. Les premiers temps j’ai couru, j’ai été bien indécis sur ce que
je devais entreprendre; enfin je me suis décidé à placer ma scène à Palestrina où
les habitants conservent encore beaucoup d’originalité dans les costumes et les
physionomies. Je dois vous dire que cette population est entièrement composée de
pêcheurs qui font des voyages assez lointains et qui sont tous exposés aux dangers
fréquents de l’Adriatique. Ayant l’intention de faire un tableau de mœurs, j’ai
pensé à arranger ma composition de manière à rendre ce qui m’a frappé : c’est
dans les préparatifs d’un départ pour la pêche d’hiver que je crois avoir trouvé
assez de matériaux pour en faire une scène. Je voudrais pouvoir vous émettre
mes idées, mais je fais mes tableaux d'une manière si singulière qu’il ne m’est
possible d’en faire la description que quand ils sont terminés, et le mien est à
peine commencé. Je ne puis faire une ébauche arrêtée, ne pouvant conserver les
mêmes motifs. La nature que je vois chaque jour, que j’observe, me fournit des
idées nouvelles, des mouvements différents, je fais , des changements à n’en plus
finir, et je ne sais comment j’arrive au terme de mes embrouillements où, quel-
quefois, je ne me reconnais pas moi-même. La nature est si difficile à rendre,
surtout celle qui n’offre au premier aspect que l’apparence de la misère, je dirai
même de l’abrutissement; c’est un travail d’y trouver de la noblesse et de l’élé-
vation, et c’en est un autre aussi que de rendre ce qu’on a trouvé. Le caractère
conserve ici, dans beaucoup de choses, un cachet tout ù fait oriental qui vient des
rapports passés. Ils ne sont plus qu’une ombre aujourd’hui. Du reste, on est bien
tranquille ici, et le gouvernement est doux, on s’y occupe peu de politique, ce
qui est un avantage pour les artistes. — Mais pardon, Monsieur, si je vous parle
autant de moi et de ce qui me concerne. Je devrais vous parler de mon désir de
voir les tableaux auxquels vous travaillez. Je me rappelle avec un sentiment d’ad-
miration cette scène delà peste qui me fait toujours penser que pour réussir dans
les arts il faut parler à l’âme ! »
Deux mois avant sa triste fin, Léopold Robert remerciait encore
Gérard de son inaltérable bonté :
« Monsieur le baron,
« J’ai désiré le moment de me rappeler â votre souvenir avec une grande
impatience, et je me suis plaint bien souvent de le voir se reculer. Mais mon
désir de vous parler de ma reconnaissance a toujours été contrarié : il m’eùt été