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GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
bienveillance digne que vous lui avez connue. Il loua beaucoup et la composition
du tableau et l’expression des têtes, tout en me donnant des avis très sévères
sur l’exécution et la couleur; puis il me demanda ce que j'allais entreprendre de
nouveau. Je disais la vérité en lui répondant que, sans encouragements, j’allais
quitter la carrière des arts, et que j’étais trop pauvre pour entreprendre un autre
tableau. Il m’engagea à prendre patience et à revenir dans quelques jours.
« Quand je me rendis chez lui, il me remit une lettre de commande pour un
tableau de 3,000 francs qu'il venait d’obtenir pour moi du préfet de la Seine;
dans ce moment, c’était presque une fortune. Plus tard il me fit commander
d’autres tableaux; enfin c’est à lui que je dois d’avoir été choisi, en 1821, comme
maître de dessin des enfants de M. le duc d’Orléans, aujourd’hui roi, et notez
bien que jamais dans ce temps je n’allais chez lui que quand il me faisait appeler
pour m’annoncer ce qu’il avait inventé pour m’être utile. J’étais loin d’être ingrat,
mais j’étais trop négligent et de plus trop franc lorsqu’il s’agissait de peinture.
Malgré cela, M. Gérard me conserva toujours la même bienveillance et ne cessa
de me prodiguer, avec des encouragements flatteurs, des conseils fort sévères et
les meilleurs que j’aie jamais reçus. Aujourd’hui je sens mieux encore le prix de
cette bienveillance que dans le moment même. »
Gérard protégea aussi les débuts d’Ingres si longtemps méconnu
par ses compatriotes. A plusieurs reprises, Ingres envoie de Rome
à son illustre aîné, qu’il nomme le père des jeunes peintres, l’expression
de sa reconnaissance sympathique :
« Monsieur,
«Rome, le 2 février 1812.
« Depuis longtemps je vous dois des remerciements pour la bonté que vous
avez eue de placer ma petite ligure; je vous en suis d’autant plus reconnaissant
que Rome offre rarement aux artistes l’occasion de se défaire des ouvrages qu’elle
inspire.
« Je reste encore sans pouvoir me résoudre à quitter un pays qui renferme
tant de belles choses et que l’habitude me rend de jour en jour plus cher. Cepen-
dant ce n’est point à Rome, je le sens bien, que je peux espérer de travailler utile-
ment à ma réputation et à ma fortune, et je commence à tourner mes désirs et
mes espérances vers Paris.
« Si j’y trouve de nouvelles contrariétés, je serais cependant heureux, Monsieur,
si je pouvais acquérir quelques droits à votre estime et à votre bienveillance pour
m’aider à vaincre ces petits obstacles que l’on rencontre nécessairement en
entrant dans la carrière. Je vous dirai, Monsieur, que j'ai exécuté dernièrement
deux grands tableaux : l’un est Romulus qui triomphe des dépouilles opimes; je l'ai
peint à Tempera pour les appartements de l’impératrice au palais impérial de
Monte-Cavallo; l’autre est Virgile qui lit son Enéide devant Auguste, Octavie et
Livie. J’ai fait de celui-ci un effet de nuit; la scène est éclairée par un candélabre.
« Ayant eu l’avantage de savoir ce que vous pensiez de mes derniers ouvrages,
j’ai essayé de mettre à profit vos bons avis, et de voir si je ne serais pas suscep-
tible d’acquérir les qualités essentielles qui m’ont toujours manqué, et pour
lesquelles je ne m’étais point senti ni inclination ni moyens. Je me croirais dou-
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
bienveillance digne que vous lui avez connue. Il loua beaucoup et la composition
du tableau et l’expression des têtes, tout en me donnant des avis très sévères
sur l’exécution et la couleur; puis il me demanda ce que j'allais entreprendre de
nouveau. Je disais la vérité en lui répondant que, sans encouragements, j’allais
quitter la carrière des arts, et que j’étais trop pauvre pour entreprendre un autre
tableau. Il m’engagea à prendre patience et à revenir dans quelques jours.
« Quand je me rendis chez lui, il me remit une lettre de commande pour un
tableau de 3,000 francs qu'il venait d’obtenir pour moi du préfet de la Seine;
dans ce moment, c’était presque une fortune. Plus tard il me fit commander
d’autres tableaux; enfin c’est à lui que je dois d’avoir été choisi, en 1821, comme
maître de dessin des enfants de M. le duc d’Orléans, aujourd’hui roi, et notez
bien que jamais dans ce temps je n’allais chez lui que quand il me faisait appeler
pour m’annoncer ce qu’il avait inventé pour m’être utile. J’étais loin d’être ingrat,
mais j’étais trop négligent et de plus trop franc lorsqu’il s’agissait de peinture.
Malgré cela, M. Gérard me conserva toujours la même bienveillance et ne cessa
de me prodiguer, avec des encouragements flatteurs, des conseils fort sévères et
les meilleurs que j’aie jamais reçus. Aujourd’hui je sens mieux encore le prix de
cette bienveillance que dans le moment même. »
Gérard protégea aussi les débuts d’Ingres si longtemps méconnu
par ses compatriotes. A plusieurs reprises, Ingres envoie de Rome
à son illustre aîné, qu’il nomme le père des jeunes peintres, l’expression
de sa reconnaissance sympathique :
« Monsieur,
«Rome, le 2 février 1812.
« Depuis longtemps je vous dois des remerciements pour la bonté que vous
avez eue de placer ma petite ligure; je vous en suis d’autant plus reconnaissant
que Rome offre rarement aux artistes l’occasion de se défaire des ouvrages qu’elle
inspire.
« Je reste encore sans pouvoir me résoudre à quitter un pays qui renferme
tant de belles choses et que l’habitude me rend de jour en jour plus cher. Cepen-
dant ce n’est point à Rome, je le sens bien, que je peux espérer de travailler utile-
ment à ma réputation et à ma fortune, et je commence à tourner mes désirs et
mes espérances vers Paris.
« Si j’y trouve de nouvelles contrariétés, je serais cependant heureux, Monsieur,
si je pouvais acquérir quelques droits à votre estime et à votre bienveillance pour
m’aider à vaincre ces petits obstacles que l’on rencontre nécessairement en
entrant dans la carrière. Je vous dirai, Monsieur, que j'ai exécuté dernièrement
deux grands tableaux : l’un est Romulus qui triomphe des dépouilles opimes; je l'ai
peint à Tempera pour les appartements de l’impératrice au palais impérial de
Monte-Cavallo; l’autre est Virgile qui lit son Enéide devant Auguste, Octavie et
Livie. J’ai fait de celui-ci un effet de nuit; la scène est éclairée par un candélabre.
« Ayant eu l’avantage de savoir ce que vous pensiez de mes derniers ouvrages,
j’ai essayé de mettre à profit vos bons avis, et de voir si je ne serais pas suscep-
tible d’acquérir les qualités essentielles qui m’ont toujours manqué, et pour
lesquelles je ne m’étais point senti ni inclination ni moyens. Je me croirais dou-